BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Le San Francisco de Kenneth Rexroth

 

 

(1960)

Me voici
San Francisco la nuit
Shakespeare joué par des amateurs
L’émeute anti-HUAC*
Les signes d’une nouvelle révolte de la jeunesse*
Pasternak, Supervielle et Frost
Le théâtre kabuki
Popularité de la poésie
Le tao de la pêche à la mouche
Carmen
Pourquoi je n’aime pas les festivals de jazz
Élégance mathématique et fiction classique
Robert Duncan*
Noël

 

 


 

Me voici

Eh bien, me voici. Lorsque j’étais enfant, il y a longtemps, avant la Première guerre, mon père avait un ami à qui je vouais une admiration sans bornes et qui me remplissait d’une crainte admirative. Il était critique. Il s’appelait James Gibbons Huneker. Mieux que critique, il était journaliste. Lorsqu’il écrivait un article sur une interprétation de Chopin par de Pachman, on aurait cru entendre résonner le piano. Et il avait du flair pour détecter les nouveautés importantes, un flair infaillible: ce que, dans un autre contexte, nous appellerions du bon goût. Après les premières expositions d’art moderne, qui remontent à 1908, il comprit que les cubistes allaient changer l’histoire de la peinture tandis que les futuristes n’étaient que des truqueurs qui passeraient avec la mode. Il jouait Bach comme un ange, ce qui ne l’empêcha pas de saluer les débuts de Schoenberg et de Stravinski.

Huneker possédait une authentique fantaisie de journaliste. Il rédigea un guide des bières européennes fascinant, bourré de moqueries acerbes à l’adresse des buveurs de vin et de leur snobisme. Bien avant que les intellectuels ne le découvrent, avant même que Sartre et les revues intellectuelles ne voient le jour, Huneker écrivit sur Kierkegaard, le philosophe danois tourmenté. C’est dans la presse, dès les années 1900, qu’il publia ses textes, alors que nul n’était supposé connaître de telles choses. Adolescent, je lus tous ses livres, imitai ses comportements et résolus de mettre mes pas dans les siens.

Je me mis donc à travailler pour le Chicago Herald and Examiner de la folle époque immortalisée dans le roman The Front Page. Après ce petit tour au royaume du journalisme des années vingt, je décidai que ce monde était beaucoup trop rude pour moi. Mon père était mort alcoolique et je me voyais prendre directement sa suite au lieu de celle de Huneker. Les années passèrent durant lesquelles je menai une vie tranquille. À peu près au moment où j’aurais pu me voir offrir le fauteuil de Huneker, si j’avais patienté dans la carrière et en admettant que je n’en sois pas mort, une voix au téléphone me dit: “Ici, L’Examiner”. Quand je pense à toutes ces années économisées. Quarante ans sans s’en faire! Ce qui prouve que j’avais eu raison.

De quoi parleront mes chroniques? De choses et d’autres. De ce qui me passe par la tête. À coup sûr, je ne jouerai pas les Hommes en Colère professionnels. Je crois mener une vie relativement civilisée, qui me plaît et dont j’aime dire à quoi elle ressemble. De temps en temps, peut-être, j’aborderai un “grand problème” et me montrerai “courageux”, comme on dit. J’aimerais que ce soit à mon insu, car l’une des marques de civilisation est de ne pas avoir conscience qu’on fait preuve de courage.

Une semaine, je parlerai d’un livre, la fois suivante d’un exposition ou peut-être seulement d’un film et, la semaine d’après, il sera question de jazz, d’une bonne adresse de restaurant, d’un concert de musique de la Renaissance.

J’aime pratiquer la varappe, le ski, la pêche à la mouche, il en sera éventuellement question. Ce n’est pas dire que je déteste les Grands Problèmes, mais je partage l’opinion couramment acceptée chez les journalistes selon laquelle les Grands Problèmes doivent être rattachés à la vie concrète. Qui s’adresse au public doit parler de choses et non d’abstractions, aussi nobles soient-elles. Un problème qui n’est pas concret n’en est probablement pas un. En cela, les lecteurs sont plus intelligents que de nombreux écrivains et beaucoup plus intelligents que de nombreux penseurs...

De tout temps, San Francisco semble avoir bénéficié d’un climat salubre pour une forme de journalisme personnel; pour l’essai de circonstance; la chronique intime, de Bret Harte à Ambrose Bierce, en passant par Fremont Older et John D. Barry. Il y a là toute une tradition à laquelle je suis fier de m’associer. Aujourd’hui, les journaux publient tous des chroniques, les unes excellentes ou bonnes, les autres mauvaises ou quelconques. Tous nos chroniqueurs ne sont pas, tant s’en faut, des amateurs de nouvelles sensationnelles. Les plus cancaniers d’entre eux n’ont jamais colporté autant de ragots que certains autres aux États-Unis. Beaucoup ont su dispenser sagesse et clarté entre leurs lignes.

Je viens de le dire, il s’agit d’une grande tradition à laquelle je suis fier de m’associer. Quoi qu’il en soit, Huneker: me voici!

(31 janvier 1960)

 


 

San Francisco la nuit

À l’occasion du nouvel an chinois, nous avons emmené quelques amis étrangers dîner “Chez Nam Yuen”, où l’on nous a servi un repas somptueux. Une suite formidable de plats, parmi lesquels une recette très française d’aile et de poitrine de poulet farci qui aurait coûté une petite fortune chez Lapérouse. Nous avons terminé par un verre de liqueur à base d’herbes, une boisson que nos amis trouvèrent des plus étranges pour accompagner cette cuisine. Après quoi, nous avons bu café ou cognac “Chez Enrico”, assortis des remarques pleines d’entrain d’un serveur belge du nom de Moriarity, avant d’aller écouter Pony Poindexter au “Cellar”, où son orchestre d’invités déclenchait derrière lui une véritable tempête. La ville entière était de sortie. On se serait crus, partout dans North Beach, sur le boulevard Montparnasse par une chaude soirée de juin.

De notre table, nous avons comparé les rues avec celles d’autres villes, d’autres cafés, d’autres époques — la place Saint Marc, la Closerie des Lilas sous les arbres près de la grande fontaine à Paris où, il y a un demi siècle, les poètes aimaient se rendre, les terrasses, enfin, du merveilleux cours Mirabeau: l’ombre de ses platanes est si épaisse qu’on se croirait plongé dans une jungle aquatique.

Nous étions d’accord, mes amis et moi, pour dire que ces foules californiennes, dans les premières nuits tièdes du printemps, étaient différentes. Manifestement, elles étaient plus riches. Mais quelque chose d’autre, quelque chose qui jadis était bien plus européen que californien et qui, d’année en année, là-bas semble se perdre, émanait d’elles: de bonnes manières et une sorte de bonne volonté rayonnante, la joyeuse courtoisie qui est le signe d’une vie civilisée, accomplie et confiante. Les Américains sont censés être un peuple tendu, frustré, compétitif, prédateur, obsédé par le sexe. Rien de tel ne transparaissait sur ces visages. Ils semblaient passer leur temps tranquillement à se détendre. Nos mariages se défont, notre jeunesse est au bord de la délinquance. Nul ne paraissait s’en apercevoir. Le Strontium 90, le couloir de Berlin, l’échec du dernier vol spatial, tout le monde avait de quoi se sentir inquiet, tourmenté, et nul ne l’était. Ces promeneurs étaient loin de ressembler à de riches oisifs. La plupart étaient de jeunes employés de bureau auxquels étaient mêlés de nombreux ouvriers, en costume pour la sortie du soir, et leurs épouses avaient l’air de mannequins de mode, comme le remarqua mon ami.

Une autre différence nous apparut cependant. Par comparaison avec une foule européenne, celle-ci, à de rares exceptions près, avait une apparence curieusement virginale, intacte. Aux yeux d’un écrivain européen qui avait passé des années sous les bombes et plusieurs mois dans un camp de concentration, ces gens semblaient d’une innocence enfantine. Peu de visages étaient marqués par la dureté et moins encore portaient cette expression particulière de sagesse qui vient à ceux qui ont perdu toutes leurs illusions après avoir traversé une longue tragédie sociale. Il y avait simplement quelque chose d’un peu effrayant à penser que le sort de la moitié de la planète ou presque reposait entre leurs mains. Eux-mêmes ne semblaient pas le savoir et, apparemment, n’en avaient cure. Le mieux, c’est que tous les observateurs impartiaux ont relevé chez les foules moscovites une comparable innocence.

En dépit de quarante ans de propagande, le Russe moyen parait éprouver quelque difficulté à assumer son rôle d’homme désigné par le destin. Les deux peuples sur lesquels repose à cette heure l’avenir du monde se comportent en gentils enfants qui dégusteraient la récompense de l’Histoire comme on déguste un gâteau plein de crème. Tous, à l’exception d’une poignée d’intellectuels aux opinions, de toutes façons, arrêtées.

Nous allâmes ensuite au théâtre chinois. Tourbillon de plumes de faisans; claquement des bannières; personnages à la sensibilité suraiguë; vierges éplorées; juges vertueux; sages grands-mères qui finissent toujours par tout arranger: depuis huit siècles au moins, soir après soir, dans des millions de théâtres, devant des milliards de spectateurs, le théâtre chinois a édifié, conforté, prolongé à perpétuité l’image dominante que le peuple de la Chine se fait de lui-même. Celle d’un peuple brave, magnanime, compatissant, tempéré et, au besoin, rusé. Quoi qu’il advienne, sans même tenir compte de son nombre immense, aucune catastrophe ne peut arriver à un tel peuple, grâce à l’image limpide, confiante et néanmoins très sage qu’il s’est forgée de lui-même.

De retour à minuit à la terrasse du café, les différences entre ces foules et celles de la Coupole ou des Deux Magots devint criante. “L’image de l’homme moderne”: oui, les Français, à l’instar des Chinois, ont d’eux-mêmes une image. Une image sérieusement abîmée, que beaucoup d’entre eux n’aiment guère — qu’ils détestent, en vérité, et dont l’une des principales fonctions sociales est qu’ils peuvent la rejeter. “Aliénation” est le nom qu’ils lui donnent. Mais elle existe. Il faut, d’une manière ou d’une autre, s’y confronter.

(21 février 1960)

 


 

Shakespeare joué par des amateurs

On joue Shakespeare partout en ville. Le Roi Lear au Golden Hind, Hamlet au State College, dont la troupe partira en tournée dans les écoles de la Baie pendant le mois d’avril. Rejeter cette forme de théâtre, comme le font trop de gens, sous prétexte qu’elle est jouée par des amateurs, c’est se priver de la possibilité de voir du Shakespeare pendant douze mois, année après année. Sans compter qu’aux efforts plus fastueux de la majorité des troupes professionnelles et de leurs vedettes, je préfère de beaucoup pour ma part le travail modeste de ces étudiants ou de ces quasi amateurs.

Pour commencer, ils sont plus fidèles à Shakespeare. Leurs spectacles ressemblent physiquement, peu ou prou, à ce qu’était une scène en ce temps-là. Ils n’ont guère recours, voire pas du tout, aux changements de décor, ce qui donne à la pièce un rythme rapide; leurs costumes sont simples, exprimant clairement le caractère des personnages; le jeu de leurs acteurs est direct et sensé.

A Broadway ou au cinéma, Shakespeare sert d’ordinaire de “support” à quelque tête d’affiche, ce qui a presque toujours pour effet de déséquilibrer la représentation. Le pouvoir appartient aux noms célèbres. Les acteurs vedettes et les metteurs en scène peuvent imposer leurs propres interprétations du texte, et le font délibérément. Cela ne crée aucun problème, je suppose, à ceux qui se sont déjà familiarisés avec Shakespeare. Pourtant, je n’aurais pas aimé pour ma part découvrir son théâtre au travers des récentes versions filmées de Hamlet et de Macbeth. L’acteur débutant qui se livrerait au genre d’excentricités auxquelles on assiste, serait recalé à ses examens et il se verrait retirer tous ses rôles.

Il se peut que l’oeuvre de Shakespeare soit très profonde, compliquée et psychologique. Elle est, à mon avis, trop profonde, trop compliquée et trop psychologique pour être confiée à l’“interprétation” de quiconque n’est pas un grand acteur ou un grand metteur en scène. Sa profondeur, son sens des motivations et du caractère humains, celui de l’interdépendance étroite entre l’individu et ses actes, ne devraient passer la rampe que dans les termes les plus simples. Le théâtre de Shakespeare, sous sa riche langue élisabéthaine, est un art dramatique très pur et très clair, tellement transparent que ses profondeurs formidables ne se révèlent qu’aux spectateurs qui possèdent déjà en eux profondeur, intuition, expérience et sagesse. Ce sont nos propres vies que jugent des drames comme ceux-ci ou ceux des Grecs.

Les grands héros des tragédies de Shakespeare, nul doute, sont chargés de beaucoup de sens pour une vedette internationale. Par contre, l’existence tapageuse et tempétueuse que mènent les célébrités, et leur tendance à la transposer et à la projeter dans Hamlet, Macbeth ou Lear ne ressemble ni à ma vie ni à la vôtre. Et Shakespeare n’en ressort que trop souvent appauvri au lieu d’être enrichi. La poésie du texte rayonne, pourvu que la diction en soir simple et claire, sans qu’il soit besoin de l’interpréter. Les plus vulgaires, dans le public, comprennent toujours la farce, le sang, le bruit du tonnerre, les grosses plaisanteries, le pathétique. Les sages savent trouver la sagesse au-delà de la philosophie. La tâche des acteurs, du metteur en scène, des décorateurs devrait simplement consister à laisser Shakespeare faire tout seul le travail...

(27 mars 1960)

 


 

L’émeute anti-HUAC

Comme je l’ai dit la semaine dernière, une chose mène à une autre. Le truc important concernant la pagaille devant l’Hôtel de Ville ce vendredi 13 n’est pas le communisme ou l’anti-communisme, les libertés civiques préservées ou violées, la Constitution ni aucun des ses amendements. L’important réside dans une rupture dans la moralité de la communauté. C’est un pur miracle que personne n’a été sérieusement blessé. Cela aurait été facile de se faire éjecter du balcon ou d’avoir le cou brisé en s’étant fait jeter en bas des marches de marbre. Les anges gardiens qui protègent les fous et les ivrognes, les vieilles dames et les enfants, les policiers et les étudiants ont du être vigilants.

Qui est à blâmer? Comme dans la plupart des querelles de famille, la famille elle-même. Certains ont comparé cela aux émeutes sanglantes des grèves de 1934 et 1936. Ces dernières furent probablement les derniers conflits de classes à San Francisco, et leurs épisodes les plus macabres ont été dus à l’usage de policiers venus de l’extérieur de la communauté. Elles furent de grands moment de l’histoire économique de San Francisco. Elles marquèrent le passage d’une ville à bas salaires à de hauts salaires, à des relations chaotiques au sein du monde du travail à des relations organisées. Depuis ce temps-là, mis à part quelques propagandistes exaltés, quand les contrats sont renégociés, tout le monde est satisfait des résultats. 

Les employeurs et les hommes le long du front de mer et sur la mer sont prospères, impertinents et raisonnablement honnêtes les uns envers les autres. Dans certains ports de la côte Est, des chargements entiers de trains, pas de camions, se sont évaporés, les dirigeants syndicaux se sont vus offerts des milliers de dollars comme cadeaux de Noël et des cargos mettent deux fois plus de temps qu’ici pour être chargés. Le borscht et le shashlik servis dans certains quartiers au moment du contrat est juste une façade — les “ennemis de classe” d’il y a 25 ans s’entendent tout simplement bien — à San Francisco.

La dernière fois que la Commission Anti-Américaine [Rexroth se moque de la Commission sur les Activités Anti-Américaines (HUAC)] a tenu une réunion ici à l’Hôtel de Ville et pendant sa courte visite, il avait été impossible de conduire de manière normale les affaires de la communauté où que ce soit aux alentours du Civic Center. La municipalité avait fait quelques allusions sur le fait que le gouvernement fédéral disposait d’une grande réserve de bâtiments à San Francisco et que peut-être la prochaine fois il pourrait se débrouiller pour se caser ailleurs  Cela ne fait aucun doute que la police et le bureau du shérif ont fait des efforts considérables pour concilier à la fois la Commission Anti-Américaine et la manifestation qu’ils savaient inévitable. Ils étaient prisonniers d’un double rendez-vous qu’ils ne goûtaient pas du tout, et ils essayèrent de s’en sortir du mieux qu’ils pouvaient. Ils n’existe pas beaucoup de conseils municipaux qui installeraient un système de sonorisation dans les rues pour informer les manifestants du déroulement de leur manifestation.

Qu’est-ce qui n’a pas marché? Les gars de KPFA quadrillaient le lieu avec des magnétophones. Ils ont réalisé un des plus gros boulots de radio reportage que j’ai jamais entendu et ils méritent un Prix Pulitzer. La pile d’enregistrements constitue une grande quantité de preuves. Qui prouvent quoi? D’abord que l’intérieur de l’Hôtel de Ville, dans de telles circonstances, est un endroit parfait pour une émeute. Il est  impossible de contrôler une foule dans une telle situation physique. Une fois que la foule devient incontrôlée, elle devient dangereuse pour elle-même, quoi qu’il arrive. Les couloirs de marbre, les escaliers et les balcons auraient constitués des décors idéaux pour des films de Eisenstein sur la Révolution Russe. Les manifestations sont faites pour la rue. 

D’autre part, l’Hôtel de Ville est remplie de tribunaux en réunion. C’est une activité bienséante qui demande considérablement plus de tranquillité que la plupart des églises. Toutes les foules, par définition, sont bruyantes. Des foules frustrées sont vraiment très bruyantes. Les auditions auraient du se tenir dans un bâtiment avec une configuration appropriée pour recevoir les 200 étudiants ou plus qui souhaitaient y assister, et non manifester. Naturellement la Commission Anti-Américaine aurait du établir une quantité représentative de laisser-passer  à leur disposition, et puis, si certains devaient être frustrés, faire en sorte que la frustration s’exprime dans la rue à l’entrée du bâtiment et non dans un couloir étroit.

Il y a peu de doutes sur le fait que la police a paniqué et à fait un usage inconsidéré de la force, mais étant donné les circonstances,  pas un usage excessivement inconsidéré. Après tout, tout le monde est encore en vie, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup d’émeutes. La réponse à quelques questions simples établirait la responsabilité première. Qu’est-ce qui est advenu de la promesse du Shérif Carberry, clairement enregistrée, que la foule serait admise sur le principe du premier arrivé, premier servi? Il n’est pas revenu dessus, il était parti déjeuner. Est-ce que quelqu’un a frappé un policier avec sa propre matraque et, si oui, ont-ils arrêté le vrai coupable? Sans doute cela sera-t’l établi par le tribunal. A-t-on donné clairement l’ordre à la foule de quitter le couloir pour aller dans la rue et tous les efforts raisonnables ont-ils été faits pour la faire quitter les lieux avant que d’utiliser les lances à incendie?  Est-ce que les matraques et les poings furent utilisés contre des personnes qui n’offraient qu’une résistance passive? Il existe des manières non-violentes de gérer des manifestants non-violents. D’un autre côté, on devrait apprendre à tous les partisans amateurs de Gandhi ou de Martin Luther King que la  “non-violence” qui provoque directement et inévitablement une réponse violente n’est pas de la non-violence.

Le pire aspect de toute l’affaire c’est que San Francisco fut replongé pendant quelques atroces moments dans un passé révolu. Combien pathétiques étaient la plupart des témoins hostiles! Des momies politiques et économiques déterrées d’une autre époque, “dirigeants de la jeunesse” d’antan, présentant une sénilité précoce mais candidats permanents, quoique sans espoir, au pouvoir,  “dirigeants des masses” dont les noms ne disent rien aux travailleurs de moins de 50 ans. Devant les yeux de centaines de jeunes gens qui n’avaient jamais entendu parler d’eux, ils ont vécu leur bref et bruyant martyr. Quel était le but de tout cela? Le rôle de la Commission Anti-Américaine est de recommander des lois au Congrès. Des lois pour supprimer Archie Brown? Nous connaissons tous Archie Brown et nous avons fait en sorte de nous débrouiller avec lui depuis plus de 30 ans. Nous ne nous attendons pas à ce qu’il prenne le contrôle de l’Hôtel de Ville — ni, du reste, du Longshoremen’s Union — à aucun moment dans un avenir prévisible. Et, je dois ajouter, Khrouchtchev ne le crois non plus.

Suite aux arrestations, quelques “défenseurs militants des travailleurs contre les Cosaques du Patronat” discrédités ont réussi à se rapprocher de quelques étudiants. Quand vous faites tremper, battre et êtes scandalisés, ces vieilles rengaines de bobards enflammés peuvent sembler convaincantes. Ce n’est pas malhonnête — c’est juste vide de tout sens d’un point de vue historique et, également, un piège dangereux.

Aujourd’hui, partout dans le monde, un sens nouveau des responsabilités, une conscience nouvelle, une demande nouvelle pour des solutions simples et directes quant aux dilemmes viciés mortels auxquels fait face l’humanité, un réveil magnifique et entièrement nouveau balaie les campus, et la jeunesse de partout. Sont apparues en même temps de nouvelles méthodes et de nouvelles attitudes. De celles-ci pourrait survenir des éléments pour un monde meilleur. Ce serait un désastre, en tout cas, un petit, si, ici, dans notre communauté, ne serait-ce que pour un moment, cette vague vers l’avenir était aspirée vers le passé.

(22 mai 1960)

 


 

Les signes d’une nouvelle révolte de la jeunesse

Chesterton a dit un jour que, dans l’idéal, les journaux quotidiens devrait faire paraître chaque jour des extraits de Shakespeare, Homère, de la Bible et autres, qui sont vraiment importants et que les gens devraient lire régulièrement, et  aussi, que tous les trois mois, ils devraient sortir un complément spécial avec une brève liste d’incendies, de meurtres, d’accidents, d’infidélités, d’évènements politiques — un tabloïd synthétisant les trivialités du trimestre.

Je comprends son point de vue. On a vu tellement d’absurdités ce mois-ci, ici et à l’étranger, que je n’ai pas été capable de me dégager des responsabilités de ce que nous appelons “l’actualité” à l’école primaire. J’espère que l’actualité nous laissera tranquilles un moment: elle semble être frappée d’une sorte de folie printanière. J’ai des sujets plus importants sur lesquels écrire, du moins je l’espère.

Premièrement, juste pour mémoire, la chronique de la semaine dernière a été écrite avant que le cas de l’émeute de l’Hôtel de Ville n’a été clos pour toutes les personnes censées par un couple de remarques démagogiques incroyables, mais que je suppose inévitables.  L’accusation selon laquelle le Maire Christopher a cédé aux pressions communistes, “comme on pouvait s’y attendre”, dit tout. La vérité c’est que le Maire a cédé à la pression de la Commission Anti-Américaine et que les résultats furent ceux attendus. Quelqu’un a cédé à la pression de la Commission en s’obstinant à refuser de faire entrer toutes les personnes patientant sagement sur la base du premier arrivé, premier servi, avec des conséquences qui auraient certainement pu être prévues. Samedi, lorsque les étudiants eurent de nouveau le contrôle de la situation, rien n’aurait pu être mieux ordonné que leur piquet de grève. 

L’ important c’est que tout le monde comprenne ce qui cherchait à s’exprimer dans le cas de l’Hôtel de Ville, quelle forme cette expression s’efforçait de prendre. Le problème majeur de toute relation sociale, mais en particulier en ce qui concerne celles qui impliquent des corps officiels, la police, les politiciens et ainsi de suite, est connu sous le nom de “décalage culturel”.  Peut-être du fait de la nature même de leur charge, ces gens sont habituellement un peu en retard sur leur époque. J’ai interviewé le chef de la police pendant la grève de 1936, et lui et son spécialiste de la question continuaient à se référer aux grévistes comme appartenant aux IWW. Bien sûr, les IWW avaient en réalité cessé d’exister depuis dix ans. 

De nouveau, en 1960, le chef de la police Cahill parle des “agitateurs communistes”. Il ne fait aucun doute que les communistes se soient mobilisés en force. Des stalinistes et anti-stalinistes et toutes les sectes de trotskystes étaient là. Ensemble, cela pouvait représenter trente personnes — une trentaine de personnes qui visiblement ne comprenaient rien à ce qui se passait. Ils n’agitaient la foule qu’en l’ennuyant, sentant autant le renfermé et étant aussi démodés qu’un représentant au Congrès typique du Sud le serait à San Francisco.

Nous vivons des temps nouveaux, avec des personnes nouvelles, cherchant à atteindre des objectifs nouveaux avec des méthodes nouvelles. Quelque chose s’est passé, que, comme si souvent dans ce cas, les vieilles personnes ont raté. Depuis la dernière guerre, tout le monde était d’accord pour dire que la jeunesse du pays avait perdu leur cran. Elle était plus conservatrice que leurs aînés. Elle n’était intéressée que par la sécurité, un bon boulot et une maison en banlieue. Elle n’élevait jamais la voix ni ne répondait. Ceux qui se dirigeait vers les arts écrivaient une poésie molle avec toutes les rimes à la bonne place, peignaient de jolis tableaux abstraits, écrivaient des nouvelles comme de mauvaises imitations de Elizabeth Goudge et John Gould Cozzens. “L’époque des expériences et de la révolte est révolue” disaient leurs professeurs. Tout le monde était tranquille.

J’étais le premier critique du pays pour faire remarquer que sous cette surface lisse de la conformité, dormait un petit monde de totale anti-conformisme. Il y avait un petit, mais significatif, groupe de jeunes écrivains qui rejetait chaque valeur de la société dans laquelle ils vivaient. Ils étaient  tant “d’une autre planète” que personne ne savaient qu’ils étaient là. 

Une fois que je les eusse révélés, les éditeurs, les revues, la télévision, le cinéma ne mirent pas longtemps à les découvrir et à les exploiter. Comme je l’ai dit tant de fois depuis, ils font des “rebelles” idéaux pour la télévision. Pour reprendre les termes d’un célèbre livre et d’un célèbre film, ils étaient des “rebelles sans cause”. Ils n’ont aucun sponsor qui pourrait être offensé. En outre, leurs valeurs, ou anti-valeurs si vous préférez, étaient simplement les mêmes que celles de leurs “ennemis”, les colporteurs de la culture commerciale, mais inversées, et leurs distractions, alcool, drogue, sexualité chaotique, voitures rapides et disques hi-fi, étaient identiques.

Un snob est une personne qui essaie d’imiter les manières de la classe qu’il imagine lui être supérieure. Un Bohémien est un sous-employé ou inemployé intellectuel qui renonce même aux besoins des pauvres pour pouvoir goûter à quelques plaisirs des riches.

Le problème c’est qu’une révolte de snobs ne rendra pas le monde meilleur; elle le rendra pire, et il ne faudra pas longtemps à la jeunesse du pays pour s’en rendre compte. Aujourd’hui sur tous les campus des écoles et universités du pays, si vous voulez vous coller une étiquette un peu plouc toqué venant d’un lycée de campagne, vous n’avez qu’à apparaître barbu, en sandales ou en sweat shirt et en pantalon large et commencer à parler jive.

Je reviens d’une longue tournée dans des universités américaines et je n’ai jamais vu autant d’activités, autant de centres d’intérêt et de sens des responsabilités de toute ma vie. Il s’agit d’une vague de radicalisme au sens premier du terme; un effort à l’échelle du pays d’un grand nombre de jeunes pour aller à la racine des maux, des problèmes et de la confusion qui assaillent notre époque, imposent le mensonge et révèlent les terribles dangers.

Ce n’est pas politique au sens ordinaire du terme. Les partis politiques institués n’en connaissent pas même l’existence; les vieilles sectes politiques de la gauche et de la droite, les communistes et les prétendus néo-conservateurs le méconnaissent totalement. Ils pensent que ces nouveaux étudiants leur ressemblent et qu’ils peuvent les convertir, ou du moins les utiliser. Rien n’est moins vrai.

Ce qui se passe est un grand éveil personnel. Ce n’est pas lié au travail d’une organisation d’aucune sorte, encore moins d’une organisation nationale ou étrangère. Ce que demandent ces jeunes, c’est l’application concrète d’une moralité personnelle aux grands problèmes de l’humanité. L’humanité est, après tout, au moins deux milliards de personnes. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont tous des problèmes moraux, en réalité: la paix, la bombe, l’égalité raciale, la liberté et le développement des anciens peuples colonisés.

Les dernières quinze années ont montré que les vieilles formules politiques ne peuvent résoudre ces problèmes. Le capitalisme, le socialisme, l’impérialisme, la libre entreprise, même la civilisation, — aucuns de ces grands termes ne fait l’affaire. Ce dont les hommes ont besoin aujourd’hui, c’est de magnanimité et de courage, en agissant en toute liberté et personne ne le sait mieux que les étudiants qui prennent la parole sur les campus d’Amérique, d’Angleterre, de Corée, de Turquie et, peut-être espérons-le, de Russie.

(29 Mai 1960)

 


 

Pasternak, Supervielle et Frost

Les dernières semaines ont été une période particulièrement agitée dans l’histoire du monde. Les colonnes des journaux étaient remplies de tremblements de terre, d’émeutes, de graves conflits opposant les deux pays qui concentrent entre leurs mains (entre les mains de quelques hommes, qui sont tout sauf des saints), le sort, mieux: la survie de l’espèce humaine.

Cependant, à moins que quelqu’un n’appuie sur le mauvais bouton, tout cela passera. Chacun aura bientôt oublié les causes de ce tintamarre. Seuls les séismes auront égratigné l’écorce terrestre.

Horace le disait déjà et, après lui, Shakespeare, puis Théophile Gautier. Troie a été rayée des cartes mais, plus de trois mille ans plus tard, on récite encore Homère; un poème dédié à une fille a survécu à tous les Césars; un recueil de sonnets et de pièces de théâtre a résisté au déclin et à la chute du plus puissant des empires.

Trois poètes sont entrés dans l’actualité de notre époque troublée et chancelante. Boris Pasternak est mort, officiellement déshonoré dans son propre pays qu’il refusa si obstinément de quitter. Une des seules choses que l’avenir retiendra concernant Kroutchev est qu’il rendit les dernières années d’un écrivain difficiles et qu’il précipita sa mort.

Les siècles qui viennent verront probablement peu de différence entre notre culture de masse mercantile et celle des Russes sinon que, là-bas, chacun est contraint d’aimer la culture qu’on lui sert et qu’il n’existe rien à côté d’elle. Imaginez ce que serait votre vie si on venait vous chercher sous prétexte que vous n’aimez ni les romans ni la musique grand public. Une littérature vulgaire doit sa vulgarité à l’absence en son sein de toute vraie comédie ou tragédie.

Les Russes ou, plus précisément, leurs gouvernants sont restés persuadés qu’ils ne peuvent se permettre ni l’une ni l’autre en grande quantité. Pasternak était certainement leur plus grand écrivain, et son oeuvre me rappelle toujours cet autre grand révolutionnaire désillusionné que fut Tourgueniev, son pathétique désabusé, son sens du comique et de la mélancolie propres à la vie russe: les nuits sombres, le cours des vastes fleuves, les plans qui échouent constamment; les existences obscures qui auraient pu ne jamais voir le jour. Dans un pays qui lutte constamment pour se dépasser, se surpasser, lui-même et tous les autres, il s’agit là d’une littérature pas très saine. Une littérature qui ne favorise pas les affaires.

Jules Supervielle était un des poètes modernes les plus discrets. Il n’écrivit rien, ni ne fit rien, qui puisse déranger. Il ne signa aucun manifeste. N’appartint à aucun mouvement. Sa poésie était sereine, pleine de fantaisie, sans complication. En apprenant sa mort, les Français furent surpris de découvrir qu’ils venaient de perdre l’un de leurs écrivains les plus importants.

À l’image de certains autres poètes dans l’histoire, il écrivait humblement sur des sujets ordinaires. Dans une période d’expérimentation exubérante, il introduisit quelques innovations de valeur dans la technique poétique, mais avec tant de subtilité, que seuls les poètes purent s’en apercevoir.

Les principaux thèmes de Supervielle sont sa propre vie, la nature, les animaux et les amants. À de nombreux égards, il fait penser à un Pasternak dont l’oeuvre aurait pu s’épanouir dans un pays moins troublé; et, chez nous, il rappelle Robert Frost. Un pathétique désabusé, un comique triste, la mélancolie. Oui, toute existence engendre cela, en Russie comme en France. Seulement Supervielle eut la liberté d’en rire plus facilement. Lui et son oeuvre paraissent si simples, si peu prétentieux. En y repensant, maintenant qu’il est mort, tous les critiques s’aperçoivent que, pour une fois, ils peuvent employer un mot — le mot magnanime — dont peu d’écrivains actuels sont dignes. Combien de poètes modernes sont doués d’un grand coeur, d’un but noble, d’une voix douce?

En pleine tourmente internationale, au beau milieu de la politicaillerie intérieure, le Congrès américain vient d’autoriser que soit frappée une médaille à l’effigie de Robert Frost, qui sera remise au poète par le président. Seuls l’admiration et le bon sentiment ont motivé cette décision. L’avenir verra sans doute dans ce geste aussi une parenthèse de lucidité dans une ère de folie...

Comme il est probable qu’aucun autre journal américain, et de rares journaux français, auront cité du Supervielle, et puisque toi-même, patient lecteur, tu n’auras plus l’occasion d’entendre parler de lui, j’ai pensé que ce serait une bonne idée de se quitter sur un poème d’adieu que Supervielle écrivit en apprenant qu’il était atteint d’une maladie mortelle.


HOMMAGE À LA VIE

C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont que leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
À sa monture noire,
D’avoir donné visage
A ces mots: femme, enfants,
Et servi de rivages
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne pas effaroucher
D’une brusque approchée
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.*

(3 juillet 1960)

[*Rexroth avait lui-même traduit ce poème de Supervielle, spécialement peut-être pour sa chronique. Nous l’avons, naturellement, rétabli dans l’original français; il est extrait du recueil intitulé 1939-1945, poèmes, Gallimard, 1945.]

 


 

Le théâtre kabuki

La semaine prochaine, le théâtre kabuki du Japon arrivera en ville. Nous nous y rendrons en famille. Nos deux petites filles raffolent de théâtre oriental et nous ne manquons aucun des spectacles qui passent à Chinatown, aucun des films japonais ou chinois, du moins ceux qui respectent les conventions théâtrales d’autrefois. Je ne connais rien de plus divertissant pour les enfants, pas même le cirque.

À l’âge de quatre ans, ma fille aimait se déguiser d’un kimono et, munie de sabres, nous jouer Benkeï sur le pont, une pièce no qu’elle n’avait vue qu’une seule fois au cinéma. On annonce cette année, en seconde partie, quelques épisodes tirés des Quarante-sept samouraïs. De quoi envoûter les plus exigeants des petits garçons qui ne jurent que par les westerns de la télévision.

Affirmer qu’un spectacle est bon pour les enfants est-il un critère de jugement valable en matière de théâtre? Je n’en doute pas un instant. Toutes les grandes oeuvres théâtrales parlent de types humains caractéristiques et intemporels, placés dans des situations relativement peu compliquées — les ennuis que pourraient rencontrer les hommes, partout. Il est vrai que les héros, les héroïnes et les méchants ont parfois, en face de telles situations, des réactions compliquées. Mais ces dernières doivent s’inscrire, au théâtre comme dans la vie, dans des actions claires, bien délimitées.

La profondeur psychologique doit être présente; mais de sorte qu’elle ne soit perçue que par les spectateurs qui la possèdent déjà en eux. Elle ne saurait apparaître à la surface sans que la cohérence de l’action ne soit entièrement détruite. Le sens premier d’une intrigue doit être évident, afin que tout le monde, hormis les faibles d’esprit, la saisisse du premier coup. Voilà ce qui me paraît définir un théâtre compréhensible par des enfants à son degré le plus élémentaire. J’ai toujours emmené mes filles voir du Shakespeare, même joué par des amateurs, dès que possible, à San Francisco. Elles n’ont jamais paru éprouver la moindre difficulté à comprendre ce qui se passait sur scène. Naturellement, elles le transposaient à leur niveau, mais sans perdre le fil de l’action, en s’esclaffant au moment des blagues et en tremblant quand il y avait des larmes et des morts. Sous la surface, sans qu’elles s’en rendent compte, elles voyaient se tramer la mystérieuse confusion de l’esprit humain, à propos de laquelle critiques et psychanalystes pourront discuter à l’infini. L’expression “le théâtre apprend à vivre” ne signifie rien d’autre, je présume. Quand on est jeune, on est tenté d’avaler la pilule en commençant par la couche de sucre; mais sans couche de sucre sur la pilule, le théâtre n’existerait pas.

Je ne dis pas que les grandes oeuvres dramatiques trahissent la vie — la vie ressemble effectivement au théâtre. Ses auteurs n’abordent pas toujours des sujets sains ou des situations que nous pensons être courantes dans notre société. Pourtant, qui nierait qu’un enfant, ou l’adulte le moins intelligent, pourrait comprendre les tragédies grecques parlant des ennuis familiaux d’Oreste et d’Oedipe?

... Il en va de même avec le kabuki japonais et le théâtre no. On se sent un peu comme un non-catholique qui assisterait pour la première fois à la grand-messe de la Pentecôte à la cathédrale. La langue est incompréhensible. Chaque déplacement s’accompagne d’une musique énigmatique et de chants étranges. Les acteurs agissent sans raison apparente, bien que chacun de leurs gestes semble revêtir la plus haute importance. Tous sont drapés dans de splendides costumes rouge et or. Ils se parlent sur scène avec la plus exquise courtoisie. D’abord, vous croyez assister à un rituel impénétrable. Et puis, soudain, sans que vous sachiez pourquoi, tout se met en place et vous êtes entraîné par l’illusion dramatique, emporté par la magie. Peu à peu vous comprenez, par l’effet du rituel lui-même, que la pièce touche aux questions essentielles de la vie, qui sont ici posées dans leur expression la plus noble.

Le théâtre vulgaire se prétend réaliste. Shakespeare, la tragédie grecque et le théâtre kabuki rivalisent d’illusion. Le kabuki est un art cent fois plus formalisé que la danse classique et ne ressemble à rien de “réel” sur la terre ou au ciel. Et cependant, à la fin de la pièce, vous n’avez pas le sentiment d’avoir été trompé. Vous vous sentez comme au retour d’un voyage sur une autre planète, sur laquelle la vie telle que nous la connaissons aurait été reformulée dans des termes plus nobles, avec une clarté splendide et l’élégance d’un rite.

(10 juillet 1960)

 


 

Popularité de la poésie

Je remercie les lecteurs qui ont écrit ou téléphoné au sujet de Supervielle. Non, il n’existe pas de recueil de lui en anglais. Oui, j’ai traduit d’autres poèmes, mais je n’ai jamais songé à les publier. Parmi les nombreux éditeurs locaux de poésie, s’en trouvera-t-il un pour me faire une offre?

En tous cas, cette réaction prouve une nouvelle fois ce que je ne cesse de répéter: la poésie est réellement populaire. Les lecteurs aiment la bonne poésie, la poésie qui a quelque chose à leur dire. Il est vrai que, pendant longtemps, la poésie américaine contemporaine n’atteignit qu’un public restreint. Pourquoi en serait-il allé autrement? La plupart des poèmes n’étaient pas même “modernes”, mais ennuyeux, académiques, écrits par des gens qui menaient une vie ennuyeuse, étriquée et académique. On s’imaginait dans les salons qu’il était affreusement vieux jeu d’écrire sur des sujets aussi vulgaires que l’amour, la mort, la nature — toutes ces réalités qui arrivent aux hommes réels. La raison en était, évidemment, que les choses réelles n’arrivent pas aux gens étriqués; ou que ceux-ci ne peuvent les comprendre; moins encore les assimiler et les célébrer ensuite pour les autres dans des poèmes.

Quant à trouver la moindre trace de responsabilité sociale chez ces poètes, je dirais que, pendant des années, les prix, les bourses de poésie, ainsi que les postes d’enseignement, furent contrôlés par une clique d’imitateurs des colonels sudistes de la littérature, disciples de Thomas Nelson Page et de T.S. Eliot, qui se disait “classiciste, anglo-catholique et monarchiste” de Saint-Louis. Qui, je vous le demande, en dehors des hospices pour anciens combattants du Sud, pouvait se sentir concerné par cette poésie-là?

Pendant ce temps, des auteurs aussi différents que Robert Frost, Carl Sandburg, e.e. cummings, Dylan Thomas, Kenneth Patchen, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti vendent mieux leurs livres, beaucoup mieux, que nombre de romanciers. La modernité ou le classicisme de leurs oeuvres n’y entre pour rien. Moins encore une quelconque attitude sociale. Les poèmes de T.S. Eliot et d’Ezra Pound, pour aussi absurdement réactionnaires que soient leurs auteurs, se vendent bien parce qu’ils communiquent au lecteur le sentiment d’une vie chargée de sens. Tel est, peut-être, le premier rôle du poète: doter la vie d’un sens convaincant. “Je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait surabondante”. Les gens qui tiennent cette promesse finissent peut-être sur une croix. Il n’empêche qu’ils passent rarement inaperçus.

(17 juillet 1960)

 


 

Le tao de la pêche à la mouche

Pendant les quinze jours qui viennent, nous allons randonner à dos de mulet dans la sierra du sud. Nous ne ferons rien d’ahurissant. Nous n’avons pas l’intention d’allumer nos feux de camp en frottant deux touristes l’un contre l’autre; ni de dormir dans les arbres ou de nous alimenter de pissenlits boueux.

Nous irons à Mineral King, au-dessus de Visalia, sur la crête du Sequoia National Park. Nous franchirons la colline et louerons deux mules. De ce point, nous marcherons et camperons à notre guise. Le jour où nous n’aurons pas envie de charger les ânes, les enfants se promèneront sur leur dos autour des prés. C’est le plus bel endroit de la sierra — le haut plateau et la région des pics, à l’ouest du mont Whitney. Pour peu qu’on s’écarte des sentiers, ce qui est possible grâce aux mules, on découvre des paysages restés presque intacts.

Je connais une foule de merveilleux lacs isolés, où le poisson abonde, où l’herbe est bonne pour les montures et où il ne passe personne ou presque de tout l’été. Il y a toutes sortes d’escalades à entreprendre si le coeur vous en dit, depuis les sommets que l’on peut gravir à dos de mulet jusqu’aux courses les plus délicates qui soient dans tout le pays...

Depuis trente ans, j’ai passé ainsi la plupart de mes étés. L’année dernière, nous étions en Europe et, il y a deux ans, dans les Gros Ventres, au pied des Rocheuses, dans le Wyoming. Je suis heureux de retrouver mon canyon. Je me suis toujours senti près de moi-même à la montagne. C’est là que j’ai effectué l’essentiel de mon travail créatif. C’est du moins à la montagne que j’écris presque tous mes poèmes.

L’hiver, la vie citadine semble offrir trop d’occasions de se disperser ou de travailler. Qui a dit que la poésie était l’émotion remémorée dans la tranquillité? Je ne peux parler qu’en mon nom, mais la tranquillité, je la trouve au bord d’un lac de montagne, sur la ligne ultime d’une forêt. Là me reviennent, pleines de sens et de profondeur, toutes les expériences et les émotions passées que j’essaie de retranscrire.

La pêche à la mouche produit le même effet sur moi. Elle est comme une sorte de mathématique supérieure, pratiquement incarnée, appliquée à l’étude du courant vagabond. Une activité réunissant toutes les vertus et aucune des tensions de l’art et de la mystique pris ensemble. Qui plus est, elle permet d’attraper du poisson. Inutile de lire des livres sur le Zen ou le taoïsme, de vous plier à des exercices de respiration bizarre ou de vous tordre les jambes dans des positions biscornues.

La pêche à la mouche est le taoïsme en actes, simple et passionnant. Elle atteint aux mêmes résultats par des méthodes infiniment plus naturelles: la paix cristalline du coeur que tant de gens recherchent par des voies beaucoup plus difficiles. Si Lao Tseu et Bodhidharma avaient connu la pêche à la mouche, ils se seraient peut-être faits pêcheurs plutôt que mystiques. Remarquez que, à la différence du Zen, elle n’est pas un bon moyen d’impressionner les filles crédules dans les cafés beat de San Francisco. Encore que. Je n’ai jamais essayé. Cela vaut d’être tenté.

La majorité des hommes ressemblent à Antée, le type qui lutta contre Héraclès. Ils reprennent des forces chaque fois qu’ils touchent le sol. Beaucoup ne l’ont pas compris et continuent, après cela, à se demander ce qui cloche dans leur vie...

(7 août 1960)

 


 

Carmen

La nouvelle saison de l’opéra commence. J’évoquerai sans doute tel ou tel spectacle au fil des semaines. Mais j’aimerais parler d’abord de l’opéra en tant que tel ou, du moins, dire ce que j’en attends.

L’opéra doit être une distraction. Un peu comme le cirque ou les bandes dessinées en plus cher. Le contenu intellectuel de l’opéra doit s’arrêter là ou bien, je m’ennuie. Je n’aime pas davantage la “grande musique” à l’opéra, sauf si on appelle Verdi de la grande musique. A mes yeux, Wagner représente le comble du mauvais goût dans l’histoire de l’art. De Mozart, je n’apprécie que les pièces légères.

Les opéras profonds, prétentieux, bourrés de notes difficiles et ambitieuses — je pense à Woyzeck — me donnent des frissons. Je demande à l’opéra ce que je demande à Frank Sinatra. Le jour où Frank se mettra à réciter du T.S. Eliot sur une musique de jazz dodécaphonique, on ne me verra pas dans la salle.

Carmen m’a toujours paru correspondre au degré de sérieux que peut atteindre un opéra sans cesser d’être distrayant. La partition de Bizet est nette, brillante, efficace. Mérimée n’était pas un écrivain de première grandeur à son époque. De nos jours, il figurerait parmi les collaborateurs réguliers et appréciés des meilleurs magazines de second ordre.

Avec Carmen, il a créé une tragédie dont les personnages évoluent sur la mince ligne de partage qui sépare les archétypes classiques et les grands stéréotypes de la culture de masse. Les librettistes ont élagué l’intrigue afin d’obtenir un drame serré et, selon une formule bien française, ils l’ont équilibrée en lui ajoutant le personnage de Micaëla la “bonne fille”. Il est facile de critiquer ce genre de formules; il n’empêche qu’elles fonctionnent. Que fit Racine dans Hippolyte et dans Phèdre, sinon ajouter une bonne fille à ses tragédies sombres et sanglantes? Il n’a certainement pas amélioré Euripide; il en a fait néanmoins une histoire française.

Pourquoi n’existe-t-il pas d’adaptation à l’opéra de Hamlet, de La Duchesse d’Amalfi ou de la pièce de Ford, Le coeur brisé? Ces deux dernières oeuvres du théâtre élisabéthain se prêtent mieux à l’opéra que Hamlet. La raison en est, naturellement, que ces oeuvres sont beaucoup trop bonnes et beaucoup trop émouvantes. Leur texte diviserait la réaction du public.

On pourrait m’objecter que l’opéra étant un art majeur en Chine et au Japon, on ne voit pas pourquoi il ne le deviendrait pas chez nous aussi. Précisément. Le théâtre chinois et le kabuki ne sont pas des chefs-d’oeuvre de littérature, et la musique qui les accompagne reste, dans l’ensemble, monotone. À chaque situation dramatique s’adapte une formule musicale qui varie peu. Cet opéra est du grand art populaire.

Seul le monde moderne trace une séparation entre ce qui est majeur et ce qui est populaire. Carmen possède sa propre grandeur. C’est une grande oeuvre notamment parce qu’elle présente un parfait mélange de tous les ingrédients nécessaires à la popularité.

(25 septembre 1960)

 


 

Pourquoi je n’aime pas les festivals de jazz

Certains lecteurs, je suppose, attendent de moi de puissantes réflexions sur le festival de Monterey. Je n’y suis pas allé. J’ai horreur de ce genre de manifestations. Je n’aime pas davantage les “concerts de jazz” comme ceux que Norman Granz a rendu célèbres.

Pour moi, le jazz est une musique intime. Il repose sur la participation étroite du public. Il est né dans différents lieux dont nul ne contestera l’ambiance intime: les bordels de la Nouvelle-Orléans, d’abord; Congo Square, ensuite, où les Noirs menaient une vie de groupe et “folklorique” intense; et, enfin, la petite communauté, à la vie plus intense encore, de l’église revivaliste. Le jazz rencontrait le plus de succès dans de petites enceintes, même à l’époque où les vastes salles de danse faisaient fureur. Les orchestres de la période du swing, c’est un fait, jouaient devant un public nombreux. Mais nous en sommes revenus aux petits ensembles, se produisant dans de petits clubs, et rares sont les formations importantes qui ont pu se maintenir jusqu’à nos jours.

Je pense que le rapport avec le public détermine la qualité de la musique. Je déteste la Renaissance du Dixieland, cette musique destinée à des étudiants imbibés d’alcool, qui tapent sur les tables, battent des mains et se lèvent en braillant comme des veaux: “eh, les gars! Remettez-nous ce bon vieux Tiger rag!”, avant de s’écrouler sur le sol. C’est la musique du bon vieux temps, oui. Pour ceux qui s’en font cette idée-là. Pas pour les autres.

Le jazz d’Ornette Coleman, celui que jouent le Modern Jazz Quartet et John Coltrane est avant tout une musique de chambre populaire. Il est le produit de boîtes de nuit d’un style particulier. À coup sûr, l’atmosphère des boîtes de nuit ordinaire ne lui convient pas. C’est ce que je veux démontrer.

Le jazz a besoin du calme et de la pénombre des antres où les filles portent des robes décolletées aux épaules et des coiffures bouffantes. Il réclame le léger tintement des verres et le rire crispé des femmes qui se veulent dangereuses. Nous ne sommes pas aux courses, ni au football. Le Modern Jazz Quarter en concert sur un hippodrome devant 8000 personnes offrirait un spectacle aussi ridicule, ni plus ni moins, que si le quatuor à cordes de Budapest se produisait dans les mêmes conditions.

Je reproche aussi au jazz moderne d’être dominé par le vedettariat, ce qui ne laisse subsister que le modèle de jeu le plus puéril: “je prends le premier chorus, tu me suis, il te suit et on se retrouve tous à la fin.” Pour le dire autrement, chacun fait son numéro et chacun, hormis, parfois, le malheureux batteur, se donne une occasion d’épater la galerie.

J’attends avec impatience le jour où je pourrai me rendre dans un club et écouter un morceau entier sans entendre un seul solo de plus de quatre mesures. Que le musicien soit bon ou non, cette forme devient insupportable au bout de quelques années, et voilà pourquoi les gens se détournent du jazz. On ne se lasse jamais des solos efficaces et interminables de L’oiseau de feu ou de la Sonate en trio de Debussy. Ces deux oeuvres ont exercé une forte influence sur le jazz moderne. Imaginons un instant l’ennui qui se dégagerait d’elles une fois réduites à quelques variations sur un thème, découpées en solos de trente-deux mesures accompagnées par une “section rythmique”!

C’est en cela que réside le primitivisme du jazz moderne, et non dans ses origines africaines. L’étonnant est que le “jazz” africain moderne, si l’on tient à l’appeler ainsi, soit moins primitif que le nôtre. La musique africaine populaire est incomparablement plus complexe et contrapuntique.

Les festivals de jazz ne font que renforcer le règne des vedettes. La prime va aux noms célèbres, à la virtuosité, aux trouvailles et autres acrobaties. L’atmosphère de cirque qui prévaut corrompt l’échange entre le musicien et son public. Des innovations musicales sérieuses sont ainsi appréciées pour de mauvaises raisons: on les confond avec des tours de force, des sauts périlleux et des exploits dignes d’athlètes. Le jazz n’est pas un spectacle sportif. C’est un art qui repose sur la participation de l’auditoire...

(2 septembre 1960)

 


 

Élégance mathématique et fiction classique

... Certains d’entre vous ont demandé quelles étaient selon moi les cinq plus grandes oeuvres de fiction en prose. Ces livres sont là, derrière moi. Mais je voudrais auparavant parler de ceux qui se trouvent sur le dessus de la pile, de ceux que je suis, en fait, en train de lire. Ce sont l’Histoire des mathématiques grecques de Thomas Heath; ses trois volumes de Commentaires sur Euclide; ses Oeuvres d’Archimède et, enfin, son Traité des section coniques d’Appollonius. Pris ensemble, ces livres constituent le corps principal, ou le coeur, des mathématiques grecques disponibles aux lecteurs de langue anglaise.

Je les ai découverts à l’âge de dix-neuf ans. Peu de livres ont exercé plus d’influence sur moi. Je les empruntai un à un à la bibliothèque et les lus dans un état de transe. Bien qu’ils aient été d’un prix inabordable pour un adolescent obligé de subvenir à ses propres besoins, je mis de l’argent de côté pour me les offrir dès que possible.

Aujourd’hui Dover Press, dans une collection au format de poche, met à notre disposition les trois plus importants d’entre eux: l’histoire, l’Euclide et l’Archimède. Pappus, Proclus et Diophante sont, quant à eux, publiés en français en Belgique (ils sont parmi les livres les mieux imprimés de ma bibliothèque), et on peut lire à la Loeb Library un choix d’oeuvres mathématiques grecques.

Quelques centimètres de rayonnages, c’est à peu près tout ce qui a été conservé de la mathématique en Grèce. La civilisation occidentale repose sur ces livres, autant que sur Homère et sur la Bible ou sur Platon, Aristote et les tragiques grecs.

Les Grecs méprisaient toute application pratique des mathématiques. Le Traité des sections coniques étudiait un aspect pour eux mineur de la géométrie, sans lien aucun avec la réalité quotidienne. On en resta là pendant un millénaire, jusqu’à ce que Descartes reformule en termes algébriques modernes les sections coniques, qui devinrent le fondement d’une bonne partie de la science moderne. Les orbites que décrivent les corps célestes sont, en vérité, des sections coniques. Sans cette découverte, ni Max Planck ni Einstein n’auraient pu découvrir leurs équations. Les courbes statistiques sont des formules semblables. Les satellites artificiels décrivent eux aussi ce type de figures.

Les mathématiciens ont cependant toujours été des artistes avant tout. Que nous utilisions leurs formules pour voler en direction de Mars ou pour exterminer le genre humain, équations et constructions restent également indifférentes à la moralité de leurs applications. Elles ont quelque chose de plus important à nous apprendre en elles-mêmes.

En mathématique, la beauté et la perfection d’une oeuvre se reconnaissent à leur “élégance”. Cette expression regroupe un ensemble de qualités morales: la confiance de l’esprit humain en son ordre, en sa noblesse et en sa discipline propres; l’assurance que l’univers, au-delà des limites étroites de l’esprit humain, est le reflet de cet ordre. L’art, la philosophie, aussi bien que la science, sont fondés sur cette assurance. Telle est la première leçon que l’homme air tiré de l’expérience, et s’il n’en tient pas compte, il devient, selon l’expression de Ptolémée, un animal, la chose d’un jour.

Les plus grandes oeuvres de la littérature sont grandes parce qu’elles partagent cette noblesse et la révèlent. Les grandes oeuvres de fiction en prose ne sont pas grandes parce qu’elles traitent de sujets profonds, ce que font tant de romans d’un jour, mais parce qu’en elles-mêmes, elles sont profondes.

Le bavardage à propos de la noblesse, de la magnanimité, du courage est à la portée de n’importe quel crétin. Autrement difficile est d’incarner ces vertus. La vie amoureuse d’un prince japonais; les rivalités à l’intérieur d’un harem chinois; les aventures d’un gentilhomme campagnard dans l’Espagne de la Renaissance; la triste histoire de chevalerie et de trahison dans une Angleterre qui n’exista jamais; les farces de deux géants fabuleux; les affaires privées d’une poignée de fermiers islandais; un garçon et son ami noir dérivant sur le Mississipi; les remords de trois frères névrosés en Russie; l’éducation d’un petit anglais; les malheurs d’un godelureau français — de ces matériaux sans importance, aussi triviaux en eux-mêmes que les lignes et les cercles d’Euclide, sont nés les grands drames en prose de l’humanité.

Ce sont les livres qui, chacun sous son apparence singulière, à nul autre comparable, possèdent la noblesse et le mystère que pressentirent Archimède dans la spirale et Apollonius dans la parabole. Eux aussi méritent cette rare approbation artistique qu’exprime, dans la bouche des mathématiciens, le mot “élégance”.

Je pense au Dit de Genji, de Murasaki Shikibu; au Rêve dans le Pavillon Rouge, par un auteur chinois incertain; à Don Quichotte; à la Saga de Niail; à la Mort d’Arthur; à David Copperfield; à Gargantua et à Pantagruel; aux Frères Karamasov; au Rouge et le noir; sans oublier Huckleberry Finn.

Tout le monde n’a pas le bagage nécessaire pour suivre les spéculations des grands philosophes, des saints, des savants et des mathématiciens. Tout un chacun peut lire de bonnes histoires, variées et passionnantes, et y découvrir l’esprit humain parvenu à son plus haut point d’accomplissement. Ces oeuvres sont désormais disponibles à bon marché. J’espère pouvoir parler ici de chacune d’elles au fil des mois.

(27 novembre 1960)

 


 

Robert Duncan

Le poète Ebbe Borregaard et sa femme Joy ont ouvert une galerie au dessus de la vieille salle de billard à l’intersection des rues de Post et Buchanan. L’autre soir, ils ont organisé une fête à l’occasion de la parution du nouveau recueil de poèmes de Robert Duncan, The Opening of the Field. La galerie et son implantation soulèvent plusieurs questions très intéressantes, mais je veux d’abord parler de Duncan.

Robert Duncan est né le 17 janvier 1919, à Oakland. Il a fréquenté les établissements d’enseignement public et l’Université de Californie.. À la fin de son adolescence, il a passé une année ou deux dans les environs de New York, où il a fondé et édité The Experimental Review, avec le poète Sanders Russell, et, toujours avec Russell, a aidé à éditer la revue de James Cooney, Phoenix. (Ces deux revues furent les premiers germes de l’école contemporaine florissante de littérature personnelle, libertaire et romantique.) Il y a quelques années, il a vécu pendant un an à Majorque et en France. Sinon, il a passé sa vie dans la Région de la Baie.

Robert Frost est né à San Francisco, bien qu’il serait difficile de prétendre qu’il soit un écrivain californien. À cette exception près, Robert Duncan est certainement le poète le plus important jamais né dans l’état. Au sens strict, il est le principal poète californien.

Je ne sais pas si “poète né-en-Californie” représente une catégorie importante ou significative mais aucune personne qualifiée pour donner une opinion sur le sujet ne pourrait contester la prééminence de Duncan dans celle-ci . Mais il est plus important que cela. Il est né à San Francisco, il y a au moins 20 ans de cela, non seulement une “Renaissance de la Poésie” mais également un ensemble de tempérament littéraire nouveau, une nouvelle façon d’écrire et de considérer la vie. Dans les cinq dernières années, c’est devenu le style dominant des jeunes écrivains, non seulement en Amérique mais à travers le monde.

Cet idiome, cette attitude face à la vie pourrait devoir son inspiration à des écrivains plus anciens — Henry Miller, Kenneth Patchen — qui ont vécu dans les environs, mais elle est essentiellement la création de ces jeunes gens qui était à l’âge du service militaire lors de la Seconde Guerre Mondiale. De ce groupe, Duncan était, et est encore, le leader incontesté.

(Je dois dire que cela n’a rien à voir avec l’engouement pour les Beatniks, une farce concoctée par une revue photographique en vue,  et fondée sur les cabrioles de deux délinquants issus des classes du professeur le plus conservateur de l’Université de Columbia, et qui sont des visiteurs de passage consternants à San Francisco.)

Duncan a été plus que le leader et inspirateur d’une nouvelle littérature de communication personnelle. La génération avant lui était marquée et pervertie en permanence par le fiasco du bolchévisme littéraire.

Pendant 15 ans, une alliance des ex-Bolchéviques et des soi-disant “Southern Agrarians” (ce qui signifie simplement “réactionnaires”) a régné sur la littérature américaine. Ils ont contrôlé les emplois, les publications, les récompenses et les confréries. Cela n’aurait pas été si mal, mais, dans un excès de pénitence envers leurs péchés politiques plutôt stupides, ils ont également coupés toutes les relations internationales avec les tendances générales de la littérature mondiale de notre temps et ont conduit les lettres américaines dans une prison étroite d’un provincialisme académique.

Il fut un temps où Robert Duncan fut l’un de cette petite poignée d’écrivains de son âge qui s’élevèrent contre cette conspiration de la médiocrité. Aujourd’hui, son camp a gagné et ses adversaires sont sur le point d’être oubliés en dehors de leurs propres salles de cours. Mais pendant 15 ans, ce fut assez sinistre. Toutes les autorités constituées, qu’elles soient petites ou grandes, prétendaient tout simplement que des gens comme Duncan n’avaient jamais existé, n’existaient pas et n’existeraient jamais.

Dans la clique infestée du monde des trafiquants de faveurs professionnels, du piston et du coup de poignard dans le dos, connue sous le nom de “cercles littéraires”, l’intégrité, comme celle de Duncan, n’est pas bon marché. Les membres de l’Establishment sont pris en charge, du berceau jusqu’à la tombe, au sein de confréries, par des bourses, des récompenses, des emplois universitaires. Duncan n’a jamais reçu un prix littéraire important. Bien qu’il a publié dix ouvrages, c’est le premier imprimé par une maison d’édition nationale. Il est vrai que c’est en partie de sa faute. Il a préféré voir ses livres édités dans les environs pour en surveiller la production.

Quelle sorte de poète est Duncan? Si je peux me permettre de me citer:=

De tous le groupe de San Francisco, Robert Duncan est le plus facilement reconnaissable comme un membre de l’avant-garde internationale — le style de notre époque à l’échelle mondiale. Dans Mallarmé ou Gertrude Stein, Joyce ou Reverdy, il existe une certaine homogénéité sous-jacente d’idiome, et cet idiome est, dans l’ensemble, celui de Duncan. Mais il y a une différence. La versification moderniste tend à considérer le travail artistique comme auto-suffisant, comme une construction plutôt qu’une communication. La poésie de Duncan est à peu près aussi personnelle qu’il est possible de le concevoir. Il se rapproche ainsi du travail de poètes comme David Gascoyne et Pierre Emmanuel, qui, élevés dans la tradition, ont fait sécession pour commencer l’exploration sérieuse d’un nouveau personnalisme. Qu’est-ce que le moi? Qu’est-ce que l’autre? Ce sont les interrogations de ceux qui ont transcendé le “dilemme existentialiste” — Buber ou Mounier. Duncan a pu transformer ou développer leur langage, mais ses thèmes sont aussi constants, le corps et l’esprit de l’amour.

En conclusion — avec ce livre, Duncan prend sa place de manière indiscutable, comme le poète le plus profond, le plus accompli et le plus mature de sa génération. Il est plus complet et profond que Denise Levertov, et incomparablement plus mature que Robert Creeley, ses principaux concurrents. C’est assez impressionnant de lire ses poèmes. Ils démontrent une gravité que nous n’attendons pas de la part de nos contemporains, une sonorité profonde et un rythme calme comme un chant  processionnel de Carême. Ce n’est pas qu’ils ont [mot indéchiffrable] solennel, malgré que certains le soient. C’est l’image limpide d’une vie intérieure faite de sérieux et de dévotion. Ce n’est pas seulement de la dignité — peut-être est-ce de la sagesse. Nous avons si peu l’habitude d’attendre de la sagesse de la part des écrivains de nos jours qu’il est sans doute difficile de la reconnaître lorsqu’elle survient.

C’est plus que de la sagesse — c’est une poésie de responsabilité personnelle et de communion personnelle. Cela signifie qu’elle est particulièrement révérencieuse. Elle réalise, à travers l’acte de travail artistique, ce dont quoi débattent les philosophes de la communion et de la responsabilité. Bien sûr, ces poèmes pourraient être tout cela et ne pas du tout être des poèmes, mais seulement des tracts verbeux pour une vie de sagesse  Ils contiennent le plus important de tout, une beauté solennelle inoubliable.

(11 décembre 1960)

 


 

Noël

Mes filles ont passé le mois de décembre dans un état d’excitation croissante. Des cartes se sont empilées sur la cheminée et des cadeaux au pied du sapin. L’arbre mesure près de quatre mètres de hauteur — nous habitons un appartement victorien — et, en dessous, est installée la crèche bavaroise que j’ai toujours vue dans la famille. Sur une autre cheminée, se trouve une crèche provençale, avec ses santons, petits personnages de tous métiers et de toutes conditions, en route vers l’étable.

Nous avons organisé une fête. Nous sommes allés voir Casse noisette et La Belle et la Bête au théâtre. Nous avons admiré toutes les vitrines, rencontré tous les pères Noël de San Francisco. Ensuite, nous avons assisté à la messe de minuit à l’église de l’Avent et, enfin, en manteau rouge et barbe blanche, j’ai distribué les cadeaux.

Nous profitons le plus possible de Noël. Certains de mes amis intellectuels trouvent cette fête trop commerciale. D’autres y voient une hypocrisie. D’autres encore, la survivance d’un rite solaire.

Cela nous est égal. Nous aimons Noël. Même si quelques uns y trouvent l’occasion de rivaliser avec les autres et de montrer leur statut, il est bon pour eux de faire semblant, ne serait-ce qu’une fois par an, d’être généreux. Que m’importe si les commerçants se remplissent les poches en nous vendant des jouets fragiles et des déshabillés qui déteignent au premier lavage. Si la libre entreprise n’engendrait pas d’autres maux, il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat...

En fait, notre maison est pleine à craquer de cadeaux de Noël vieux de plusieurs années. J’ai devant moi, en écrivant ces mots, un chevalet que ma première épouse m’avait offert, il y a plus de vingt-cinq ans. Je le revois encore, entouré de guirlandes et suspendu avec des ornements derrière la porte, dans le noir; c’était une surprise.

Il se peut que mes filles aient le goût de l’ordre et de la conservation, mais elles ont gardé la plupart des poupées, des jouets et tous les livres qui leur ont été offerts. Cela commence à poser un problème de rangement. Je suis entouré par les cadeaux de Marthe; et elle par les miens: les histoires de l’art de chez Skira, la statuette minoenne de la Déesse aux serpents sur la commode — tout dépend de l’usage que vous faites de votre argent et de votre désir de faire plaisir.

Que Noël soit ou non un mythe solaire, qu’est-ce que cela change? Pour ma part, je ne le crois pas, et ce genre de critique de la Bible est jugée dépassée dans les milieux informés. Mais en supposant une seconde que cela soit vrai, ce dont nous avons un besoin urgent, c’est de grandes fêtes marquant le changement d’année, le sommeil de la terre, son réveil et sa germination. Ils ont de la chance ceux d’entre nous qui appartiennent encore à des religions célébrant de tels moments de la vie personnelle: la naissance, la puberté, la vocation, le mariage, la mort. Tant pis si les factures de la première communion, de la Bar Mitsvah ou de la noce coûtent douze mois de travail. Pendant quelques heures au moins, la plus humble et la plus routinière des existences s’est vue accorder un semblant d’importance transcendante, et on s’est rendu compte que nul être humain n’est insignifiant...

(25 décembre 1960)

 


Première partie du San Francisco de Kenneth Rexroth, traduit de l’américain par Joël Cornuault (Éditions Plein Chant, 1997) [sauf pour les articles avec astérisque, traduits plus récemment par Didier Mainguy]. Reproduit avec l’autorisation du traducteur et de l’éditeur. Les textes originaux (copyright Kenneth Rexroth Trust) ont paru dans le journal San Francisco Examiner et le mensuel San Francisco.

L’édition imprimée du San Francisco de Kenneth Rexroth contient beaucoup de belles illustrations ainsi que d’utiles notes et commentaires par le traducteur. On peut commander ce beau livre auprès de la Librairie “À la Page” (anciennement Libraire La Brèche).


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