BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (5)

 

La poésie japonaise classique
Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji
Beowulf
Le Kalevala
La Saga de Njáll le Brûlé
Marco Polo : Le Livre de Marco Polo

 

 



La poésie japonaise classique

Je ne crois pas me tromper en affirmant que ce sont la Chine et le Japon qui ont exercé la plus forte influence d’ensemble sur la poésie occidentale depuis Baudelaire. Les traductions en provenance de l’Orient ont été une véritable révélation pour les jeunes générations d’avant la Première Guerre mondiale, quelle que soit leur langue — de Machado à Pound et Rilke, en passant par Ungaretti, Apollinaire et Francis Jammes, sans oublier Lawrence et Pasternak. Cette attraction a eu des conséquences plus ou moins perceptibles sur l’évolution de chaque oeuvre personnelle. Mais une fois que ces écrivains eurent dépassé le stade d’une certaine imitation superficielle, ils surent utiliser à leur profit leurs sources d’inspiration. Si bien qu’une certaine continuité peut s’observer entre des poètes fort dissemblables: on ne saurait imaginer liste plus disparate que celle que je viens de dresser. La génération d’écrivains qui a suivi, formée par ses aînés, reçut comme un bagage artistique allant de soi, le legs de la poésie venue d’Extrême-Orient. Tout un pan de la poésie européenne d’après 1918 baigne ainsi dans un univers poétique peu éloigné de celui de Tou Fou ou de Kakinomotono-Hitomaro.

Ce n’est pas un hasard si Le Livre de Jade fut le premier recueil de poèmes traduits à éveiller l’intérêt d’un large public. Sa traductrice, Judith Gautier, était la femme de lettres la plus talentueuse de l’entourage de Mallarmé. Et l’on sait que celui-ci est l’auteur qui, en Occident, s’est le plus consciemment rapproché des poésies chinoise et japonaise, dans les fins comme dans les moyens de son art.

Ceci dit, de grandes différences séparent, d’un côté, l’Occident et le Japon, et, de l’autre, poésies japonaise et chinoise. Les poèmes japonais sont nettement plus concis. Durant la période classique, la plupart d’entre eux étaient composés de trente et une syllabes (dans la succession 5-7-5-7-7), et appelés tanka. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils furent détrônés par les haïku, comportant, eux, dix-sept syllabes seulement. Aussi éloignée qu’elle soit des autres expressions poétiques, la poésie japonaise n’en poursuit pas moins les mêmes finalités. Elle vise à intensifier et à exalter l’expérience. Ce qui lui est propre, c’est d’exclure tout commentaire prosaïque, ainsi que la plupart des considérations qu’on est convenu d’appeler ailleurs poétiques. Pour conférer de l’intensité et magnifier l’expérience, le poète japonais a recours à une sensibilité d’un raffinement exquis.

Naturellement, Homère, Dante, ou Sophocle, n’ont pas tenté autre chose. Mais au Japon, après les naga-uta (ou poèmes longs) de la période archaïque, on chercherait inutilement des exemples de poésie épique, ou élégiaque. Hitomaro, le plus grand des poètes japonais, est l’auteur de naga-uta très émouvants qui n’atteignent jamais la dimension monumentale des poèmes épiques; ils comportent tout au plus une cinquantaine de vers, de cinq ou sept syllabes chacun. En outre, cette longueur même est faussée. Hitomaro a composé dans une métrique proche de celle des tanka, en utilisant des paragraphes de trente et une syllabes, séparés les uns des autres, terminés par un envoi, ou un coda, du même nombre de syllabes, en guise de conclusion.

Certains haïku, et surtout de nombreux tanka, renferment de multiples allusions à des légendes populaires et des références littéraires ou religieuses. Ils abondent en jeux de mots, en épithètes fixes (ou, littéralement, “mots appuie-tête”), rappelant l’ “aurore aux doigts de rose” chez Homère; et les termes possédant une double, une triple, voire une quadruple entente, sont fréquents. Certains d’entre eux ont même été conçus pour prendre deux significations opposées ou incongrues. Le côté décadent, et quelque peu alexandrin, de tels procédés n’empêche pas ces poèmes de se situer au point de rencontre exact de la sensibilité et de la situation concrète de leurs auteurs. Une pièce comme celle-ci: “Devant la pureté du clair de lune / le rossignol et le grillon se sont tus, / seul le coucou / continue à chanter dans la nuit blanche”, peut-être déchiffrée de la manière suivante: “Le moine et le chef de famille se sont endormis dans la béatitude d’Amida; seule la prostituée a célébré son culte toute la nuit.” Mais le lecteur n’est pas tenu de connaître ce deuxième sens. Le poème se suffit à lui-même. Il forme un tableau autonome, qui colle à la réalité d’une manière tellement saisissante que, par sa nudité, il provoque en nous de multiples associations symboliques.

Cet autre poème: “Garde des barrières / de Suma, combien de nuits / avez-vous été réveillés / par les cris des oiseaux de rivage / volant vers l’île d’Awaji ?”, peut donner lieu au commentaire suivant: les gardiens des portes de la vie sont las d’entendre les pleurs des âmes qui passent d’une vie à l’autre, certaines condamnées à l’enfer, d’autres rejoignant le Monde du Suprême Plaisir d’Amida, ou le nirvàna. En chinois, l’idéogramme “oiseaux de rivage”, qui désigne des pluviers, est le même que celui qui signifie “des milliers d’oiseaux”; dans le caractère “awaji”, la notion d’ “endroit qu’on ne trouve jamais” est implicite, tandis que “awa” veut à la fois dire “embruns” et “bulles”. Pour raffiner encore l’exégèse, il faut savoir que le prince Genji passa son exil à Suma, ainsi que le poète Yukihira. C’est là que le clan Taira, fuyant la capitale avec l’Empereur enfant, fut surpris dans son campement et exterminé par le clan Minamoto, au cours de la bataille qui marqua la fin de la période dorée de la civilisation japonaise. Aucune de ces références n’est nécessaire à la “compréhension” de ce poème, qui était mon préféré des années avant que je ne recueille toutes ces informations sur lui.

Faut-il obligatoirement connaître la mythologie japonaise pour comprendre ceci: “Dans le jardin de printemps / où les pêchers en rieurs / illuminent l’allée / une jeune fille se promène”? Ou se convertir au bouddhisme pour apprécier: “Les fleurs tourbillonnent au vent / comme neige qui tombe. / Cette chose qui se fane, c’est moi-même”? Faut-il être veuf pour être ému par ces vers: “Assis chez nous / dans notre chambre / près de notre lit / je contemple ton oreiller vide”?

Aussi savantes que soient les allusions auxquelles elle renvoie, la poésie japonaise est une invitation à revivre l’expérience du poète. Elle ne fait pas appel à l’analyse mais à la participation. Il s’agit d’un objectivisme qui atteint un degré de dépouillement tel, qu’il déclenche des repercussions émotives en chaîne — dont notre vie elle-même ne témoigne que dans des moments déterminants.

Le plus élémentaire des poèmes japonais est susceptible de renvoyer à un éventail illimité de références symboliques. Mais celles-ci ont quelque chose de particulier. Les termes peuvent en être choisis arbitrairement par le poète (ainsi, la bataille de Suma), et la gamme des symboles correspondre néanmoins à une sorte d’impérieuse nécessité. C’est pourquoi un lecteur qui ne connaîtrait pas la mythologie japonaise trouverait, dans l’acte de participation, à s’inventer une mythologie équivalente. Ce balancement entre l’objectivité et la subjectivité, ce rapport qui associe l’événement au symbole, est sans doute le critérium de toute poésie majeure. Mais dans la poésie du Japon, c’est le poème d’un seul bloc, et non pas seulement un de ses aspects, qui doit obéir à ce principe.

L’esthétique qui en découle est conditionnée par une attitude devant la vie qu’ont exprimée les diverses écoles philosophiques et religieuses du Japon. La foi y est liée à l’expérience dans ce que celle-ci a de plus empirique. Métaphysique séculière, elle n’admet pas de scission entre la vie et le surnaturel. Il est aisé de repérer les différents courants philosophico-religieux qui ont imprimé leur marque sur la poésie japonaise: l’animisme archaïque et la mythologie populaire; le zen et le bouddhisme ésotérique venus de Chine; la doctrine de l’ “Esprit” et la “philosophie du néant”, héritées de la dynastie Song. Mais la poésie japonaise tâche de suggérer ces diverses attitudes devant la vie; elle ne cherche ni à les représenter, ni à imposer un modèle de comportement. Elle est elle-même une propriété de la vie.

Nombre de haïku n’atteignent pas ce degré de communication immédiate. Certains d’entre eux sont évocateurs, tout en demeurant superficiels ou sentimentaux. Pour être réussi, un haïkaï doit être simple, direct, et se prêter à d’innombrables développements, comme ceux des premiers maîtres. Lorsque Bashô écrit: “Nuit d’automne / un corbeau sur une branche nue”; ou Bonchô: “Le long, long fleuve / seule ligne dans la plaine enneigée”, ils suscitent des réverbérations symboliques très riches. Mais un poème comme celui qui suit est tout juste bon à décorer les calendriers (et c’est d’ailleurs l’emploi qui lui est souvent réservé): “Un enfant aveugle / guidé par sa mère / admire le cerisier en fleurs”.

Les haïku d’un niveau médiocre sont fort prisés depuis quelque temps en Occident; ils font florès chez les amateurs et les associations de poètes. La poésie japonaise de qualité est populaire, elle aussi, bien qu’elle soit sans doute moins bien assimilée. L’emprise du confucianisme sur la civilisation japonaise se reconnaît dans la conviction unanimement partagée là-bas que le style doit exprimer l’essence de la vie et de l’être. La meilleure poésie japonaise a apporté aux poètes occidentaux le moyen d’appréhender tous les aspects de l’expérience — moyen dont seuls des poètes, et plus encore: de grands poètes, peuvent s’emparer. La poésie, par définition, n’en reste pas moins communicable auprès du plus grand nombre. Dans sa théorie comme dans sa pratique, la poésie japonaise ne se connaît pas d’autre but que cette communication totale et cette universalité.



 

Murasaki Shikibu : Le Dit du Genji

Murasaki Shikibu, femme de lettres et dame d’honneur de l’impératrice Akiko, est née en 978 de notre ère et morte vers 1031. Le niveau de civilisation du Japon, du moins parmi les couches populaires, était alors inférieur à celui des actuelles sociétés primitives de Nouvelle-Guinée. L’écrasante majorité des gens menait une vie de labeur et de misère, cependant qu’une aristocratie peu nombreuse, composée tout au plus de quelques milliers de personnes, régnait sur les populations opprimées. La culture de cette cour s’exprimait dans un mode de vie particulièrement recherché, dont l’esthétisme constituait une utopie d’une subtilité, d’une délicatesse, et d’un luxe exquis.

Pareille magnificence ne s’était jamais vue, et ne s’est jamais plus retrouvée. Les documents relatifs à l’ancien empire d’Égypte, au royaume de Perse, à l’Inde, ou à d’autres règnes qui pourraient lui être comparés, décrivent un mode de vie fruste, froid et stéréotypé à côté de celui de la cour du Japon. Du onzième siècle, vers la fin de l’époque Heian, nous ont été conservés un grand nombre de récits, inventifs et complexes, qui analysent les moeurs les plus intimes de l’aristocratie nippone. Ces journaux, ces romans ou ces poèmes, étaient souvent l’oeuvre de femmes de lettres. Le Dit du Genji les surclasse tous, et la plupart de ses lecteurs le tiennent pour un sommet de la littérature de tous les temps.

Ce livre suscite de nos jours une profusion de commentaires dans son pays. Une certaine critique émancipée y voit une dénonciation féministe de la polygamie masculine. L’école marxiste affirme qu’il s’agit d’une critique des méfaits de la classe dominante. Les bouddhistes voient dans le prince Genji un bodhisattva. Tandis que les férus de littérature occidentale font de Murasaki Shikibu le Marcel Proust national. La trame du roman est relativement simple en son point de départ, et d’un embrouillement complet dans ses détails. On nous relate les aventures amoureuses — avec un nombre exorbitant de femmes, de maîtresses, et d’épouses d’amis — du prince Genji, dit Hikaru (le “Radieux”), de son camarade et beau-frère nommé To no Chujo, et de leurs descendants, jusqu’à la seconde et même la troisième génération. Le récit est entièrement narré d’un point de vue féminin. Les personnages masculins portent des titres de généraux ou de conseillers, et consacrent leurs journées à tourner des compliments, à jouer du luth, ou à escalader les balcons des jeunes filles. Murasaki Shikibu réduit ainsi toutes les activités symboliques et culturelles de cette cour, abîmée déjà dans l’oisiveté et le parasitisme, aux intrigues d’un jeu galant.

Voilà pour le contenu superficiel. Au-delà, se noue un drame secret: la formation, puis la résorption, jusqu’au salut final, d’un mauvais karma — conséquence d’une explosion de jalousie malavisée. En effet, au début du livre, et pour ainsi dire dans la coulisse, le char richement décoré de la gente dame Rokujo, maîtresse de Genji, a été éraflé par celui de la princesse, son épouse. La favorite laissant alors éclater sa fureur, un esprit mauvais, matérialisation de sa haine jalouse, a “pris corps”, comme disent les Japonais, et ne cessera de s’opposer tout au long du récit à Genji et à sa grâce naturelle.

Dans ses descriptions physiques du prince, Murasaki Shikibu nous en dit long sur sa psychologie. “Le Radieux” est une épithète bouddhique, et le parfum qui s’exhale de la personne de Genji prouve que nous sommes en présence d’un éveillé. Mais Genji est un bodhisattva particulier sur le plan religieux, car il n’a aucune conscience de son détachement des biens de ce monde. Les bodhisattvas ordinaires renoncent au nirvàna afin de se consacrer au salut de tous les hommes. Leur indifférence selon la doctrine bouddhiste est motivée par leur conviction qu’il n’existe ni être, ni non-être; ni paix, ni illusion; pas davantage de pécheur que de sauveur, de vérité que de responsabilité. À ces qualifications, le prince de Murasaki Shikibu ajoute ceci qu’il vit sans effort, sans y penser, dans le renoncement — thèse qui découle du néo-taoïsme chinois, du bouddhisme shingon, de l’animisme taoïste, et de la philosophie de Wang Tch’ong, lequel affirme en plus avec le plus de netteté que nos émotions, nos pensées, et nos actes mauvais ont tendance a s’incarner.

Il semble que Murasaki Shikibu soit entrée progressivement dans la plénitude de ses moyens artistiques. Son écriture s’appronfondit dans la seconde partie du roman, après la mort de Genji. Le karma, matérialisation des erreurs commises par le prince et son ami intime To no Chujo pendant leur séjour sur terre, se transmet aux générations suivantes. Il ne sera détruit que lorsqu’une jeune fille, elle-même aimée par deux de leurs descendants, aura échappé au cycle des réincarnations grâce à une succession d’actes gratuits, et d’un détachement parfaitement naturel: comme l’indifférence de Genji, dont elle est l’avatar.

Le roman, qui risque de passer pour une suite interminable de scènes galantes aux yeux du lecteur superficiel, concerne des questions et des décisions très compliquées. Pour le lecteur japonais d’aujourd’hui, plus encore peut-être que pour nous, l’oeuvre paraît inintelligible et exotique. La plupart des critiques persistent ainsi à voir dans la “hannia” (le démon qui se manifeste aux médiums à chaque meurtre qu’il commet pour se venger) le fantôme de Dame Rokujo, alors que celle-ci n’est pas encore morte lorsque le spectre commence à se manifester; qu’elle a complètement oublié l’incident du char; et qu’elle a décidé de quitter la cour — elle deviendra prêtresse du temple d’Ise, où elle mourra après avoir reçu ce que les occidentaux appellent la grâce. Certes, le “hannia” parle en son nom; mais il n’est autre que l’incarnation durable d’un moment de haine, qui se nourrit, tel un vampire, de l’âme qu’il détruit.

Une même situation se répète au moment de la naissance de Genji, à la mort de sa mère, et lors de sa première aventure féminine. L’intrigue est annoncée au début du récit dans une sorte d’ouverture, et sa résolution coïncide avec une récapitulation des principaux thèmes du roman. L’anecdote centrale recèle quantité d’épisodes secondaires qui s’enrichissent mutuellement, s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées gigognes. Cette mise en abîme rappelle l’univers des univers dont parle le sûtra de l’Ornementation, le plus profond des textes bouddhiques.

Lorsque Çakyamuni, le Bouddha historique, découvrit l’univers des univers, nous dit ce texte sacré, il partit dans un énorme éclat de rire. Tous ceux autour de moi qui ont lu Le Dit du Genji ont été plongés dans un état de ravissement esthétique, une sorte d’euphorie, que seules de rares oeuvres d’art parviennent à provoquer — cet état que Proust cherchait à recréer dans la contemplation du mur jaune de Vermeer, ou en écoutant la Symphonie Jupiter, et qu’il s’efforçait de transmettre à son lecteur. Le Dit du Genji, comme le parfum qui émane de la personne du prince, nous précipite dans un semblable moment d’extase et de joie, en toute innocence, avec une grâce naturelle.

 


 

Beowulf

Pour nous autres héritiers de la tradition anglo-saxonne, les héros de la mythologie ne sauraient vivre sous d’autres climats que ceux des mers du Nord, à l’égal des plus nobles et plus intrépides variétés de poissons. Les grandes figures scandinaves, galloises, ou irlandaises, de l’Âge héroïque nous paraissent douées d’une magnanimité, ainsi que d’un courage et d’un mépris envers toute forme de trivialité, qui sont étrangers à l’univers grec. La dose normale d’orgueil de nos héros ne confine pas à la vanité existentielle, et ils ne sont pas davantage harcelés par un destin aveugle, ni tourmentés par des dieux et des déesses capricieux.

Ces différentes raisons font qu’un poème comme Beowulf est héroïque dans un sens que les épopées méditerranéennes ignorent: son personnage principal comble nos aspirations à un héroïsme moral. Il a sa place parmi les martyrs de la cause publique, au côté des Gordon Pacha, Florence Nightingale, Wellesley, et autres Jesse W. Lazear. La critique moderne s’est employée à démystifier nos grands modèles du XIXe siècle. Beowulf nous vient d’un âge reculé. Nous le connaissons par un manuscrit qui est notre unique source d’information. Rien ne s’oppose donc à ce qu’il représente le paradigme de l’aristocrate valeureux, généreux, prêt à se sacrifier pour son peuple.

Beowulf est le neveu d’Hygelac, roi des Géates, qui règne sur le sud de la Suède. Un jour, il gagne les côtes danoises avec quatorze compagnons, en se proposant de débarrasser le château de Hrothgar, souverain de Danemark, d’un monstre anthropophage nommé Grendel. Après un banquet au palais du roi, les princes danois se retirent, et Grendel en profite pour pénétrer dans la grand-salle et pour tuer un des guerriers suédois. Beowulf se bat alors avec le monstre et lui déchire un bras. Mortellement blessé, Grendel va mourir dans les profondeurs du lac fangeux qui lui sert de demeure. La nuit suivante, c’est la mère de Grendel qui apparaît au château pour le venger. Elle tue un chef danois, et emporte son cadavre. Revêtu de son armure, Beowulf décide de la poursuivre sous les eaux et, après un effroyable combat, il parvient à l’abattre à l’aide d’un sabre mystérieux trouvé sous les flots. Plusieurs années après, à la mort d’Hygelac et de son fils, Beowulf accède au trône. Alors qu’il est déjà un vieillard, un dragon s’attaque au royaume; Beowulf, de nouveau, parvient à le détruire, mais meurt à son tour de ses blessures. Le poème s’achève sur ses fùnérailles. L’existence historique de Hrothgar et de Hygelac n’est pas contestée. Il est possible que Beowulf ait existé.

Le sentiment d’allégresse qui émane de ce poème n’est pas sa qualité la moins surprenante. Par contraste avec la lumière méditerranéenne qui enveloppe L’Odyssée, harassée de fatigue et de mélancolie, Beowulf se déroule dans une atmosphère ténébreuse, dans le clair-obscur des salles où un feu rougeoie, dans les étendues désertiques balayées par la tempête, dans les abîmes sous-marins. C’est un poème héroïque plein de sang et de férocité. La cadence de ses vers épouse le rythme des chocs guerriers et le fracas des cottes de mailles. Mais les hommes exultent en s’entre-déchirant et en affrontant les éléments. La vaste mer n’est point une divinité jalouse, hargneuse, sénile. C’est un adversaire froid, à donner le frisson.

Même des monstres comme Grendel et sa mère sont habités par une gravité inconnue des démons grecs. Nul doute, ce sont des créatures horribles, survivances de l’univers païen des Scandinaves, de ses géants, de ses hommes-loups et de ses dragons venus des océans de glace. Mais il n’est rien en eux de fûtile. Ils partagent le sérieux opiniâtre de Beowulf, bien qu’ils n’aient pas sa joie. Celle-ci court tout au long du récit, en dépit d’une menace que l’on sent peser constamment sur le destin du héros, l’une repoussant l’autre, comme la goutte d’encre repousse la goutte de lait à la surface l’eau.

Ces hommes ont beau être fiers de leur animalité victorieuse, nous pressentons que leur règne touche à sa fin. Les hommes meurent; la splendeur menace ruine, et une main inconnue trace sur les murailles de la grand-salle du palais en liesse l’inscription: mené, mené, tekel et parsin. Cette civilisation est en voie d’effondrement. Nous sentons tomber sur elle le crépuscule des idoles. Le refrain d’un autre poème héroïque vieil-anglais aurait pu revenir toutes les vingt lignes dans Beowulf: “Thaes ofereode, thisses swa maeg!” — “ceci a passé, cela passera aussi”; ou bien, de nouveau: “notre force d’âme grandit à mesure que nos forces nous abandonnent”.

Cette présence du destin est sensible à la simple lecture d’une bonne traduction du poème. Les notes qui l’accompagnent nous apprennent pas seulement que l’histoire de Beowulf se déroule peu de temps avant la fin de l’Âge héroïque des peuples teutoniques, mais de surcroît, qu’une tragédie familiale se préparait à l’arrière-plan, ce que l’auteur n’ignorait pas, ni son auditoire: le clan de Hrothgar allait être trahi et disparaître violemment. C’est cette prémonition qui sert de contrepoint rythmique et symbolique à l’exultation du poème.

Le thème épique que développe Beowulf est spécifiquement nordique. Arnold Toynbee, reprenant l’expression de John Knox, l’appelle le thème “monstrueux regiment des femmes”. Chez Homère, Hélène ou Pénélope n’interviennent qu’en exerçant passivement leur féminité. Les reines et les magiciennes nordiques participent activement à l’action. Ce sont leurs intrigues qui hâtent la tragédie.

Grendel et sa mère, monstrueuses créatures anthropophages, qui hantent les fonds marins, personnifient le passé peuplé de démons dont les prétentions peuvent être écrasées grâce au seul courage et à la force. Mais on ne se défait pas de l’avenir. Son contenu dépend, non de quelques pulsions inconscientes, de la répétition du mythe, ou du karma, mais des mauvaises actions commises par l’homme consciemment. Pour les protagonistes de Beowulf l’avenir va se jouer dans les trahisons, les meurtres où périront parents et amis, dans la guerre civile. C’est le contraste entre l’aisance avec laquelle l’homme parvient à triompher de créatures sauvages et son incapacité à vaincre les forces élémentaires et indomptables du destin, qui communique au poème son amertume et son pathétique, en même temps qu’il sert de colonne vertébrale au récit. Une fois que nous avons pris conscience de cette tension, nous ne pouvons plus lire Beowulf comme un recueil de légendes populaires scandinaves. Nous savons être en présence d’une sourde tragédie, d’un grand drame élégiaque à la composition serrée.

Beowulf fut enterré “sur le champ de bataille”, surplombant la mer pâle et froide — lieu qui sied à l’héroïsme surhumain. Sa tombe resemble certainement au bateau tombeau qui vient d’être découvert à Sutton Hoo, sur la côte occidentale de la même mer nordique, à l’occasion de fouilles archéologiques. Parmi les objets retrouvés là, figurent les fermoirs en émail d’une escarcelle ornée d’un homme étranglant deux fauves: l’effigie de Gilgamesh, ayant atteint l’extrême Nord, au bout d’un voyage long de quatre millénaires.

 


 

Le Kalevala

Au XIXe siècle, la critique frottée de philosophie décréta que toute culture nationale devait plonger ses racines dans une littérature épique, genèse des thèmes fondamentaux de la conscience — ou de “l’inconscient” — d’une nation ou d’un peuple donné. Cette affirmation repose sur des présupposés très contestables. Elle laisse entendre, par exemple, que la culture hellénique était solidement enracinée, ce qui est inexact: la gloire de la Grèce lui vint au contraire de l’équilibre dynamique — et tout ce qu’il y a d’instable — dans lequel elle sut se tenir, pendant une brève période. Ce ne sont ni les Nibelungen, ni L’Iliade qui ont forgé la conscience des Allemands et des Grecs. Cette notion idéologique est née avec l’État-Nation, lui-même inauguré par la Révolution française, pour laquelle l’État représentait le peuple en armes. C’est cette même idéologie qui resurgira plus tard en Allemagne, sous une forme dégradée, dans le concept “d’inconscient populaire”, au cours de la longue et difficile quête de l’identité nationale allemande.

Aujourd’hui, toutes les littératures cherchent à se fonder sur le passé épique dont elles descendent. Le Livre des Rois, Le Chevalier à la peau de tigre, Les Exploits de Digène Akritas, le Ràmàyana, le Mahàbhàrata, ainsi que les ballades serbes... il n’est pas jusqu’à la Divine Comédie qui ne doive payer son tribut à la conscience nationale. (Par parenthèse, les opéras de Verdi illustrent au mieux le génie épique italien). La plupart du temps, ces épopées ne sont pas nées spontanément. Elles ont été fabriquées sur commande, comme l’atteste le cas de L’Énéide, composée à la gloire d’Auguste, ou celui du culte de Sérapis, mis au point par Callimaque pour célébrer Ptolémée. Pour étonnant que cela paraisse, ces gestes héroïques mûrement élaborées sont souvent d’une bonne qualité artistique.

Il est tentant de faire un usage restrictif de l’adjectif “classique”, en ne l’appliquant qu’aux oeuvres littéraires reconnues comme telles. Il est vrai, au rebours, que toute littérature digne d’être appelée “classique” témoigne de l’âme d’un peuple singulier, sans cesser d’appartenir au génie humain dans son ensemble. Nombre d’épopées, selon l’emploi restreint du mot, qui furent artificiellement suscitées dans le but de souder la culture d’un peuple, ont réussi dans leur mission en devenant des classiques, au sens couramment retenu de ce terme. Une fois encore, L’Énéide, Le Livre des choses anciennes, Les Annales du Japon, Le Kalevala, les drames historiques de Shakespeare, Le Livre des Rois, sont sans exception des mythes créés de toutes pièces par des intellectuels, et qui n’en ont pas moins constitué le socle à partir duquel des peuples entiers ont édifié leur conscience. Ce qui n’a d’ailleurs rien pour surprendre: L’Iliade et L’Odyssée, ainsi que L’Épopée de Gilgamesh, sont d’authentiques oeuvres littéraires. L’idée fantasque selon laquelle elles furent composées autour de grands feux par des peuples occupés à sucer des os avec leurs doigts n’a germé que dans l’esprit des savants allemands du siècle dernier.

Si l’on considère que le retentissement d’une oeuvre sur la culture d’un pays est un critère valable; que l’emprise, la pénétration, et la durée de son influence sont de bonnes mesures, alors Élias Lönnrot est sans conteste le plus grand des poètes épiques. Peu de gens ont sans doute entendu prononcer son nom. Lönnrot était un médecin de campagne qui vivait dans la contrée la plus reculée d’Europe, dans un pays — le Grand Duché de Finlande — qui n’avait pas de statut national séparé, et ne l’obtiendrait qu’un siècle plus tard. Ainsi que pas mal de ses confrères, Lönnrot se passionnait pour les chants populaires et la philologie. Il s’assigna, dès le début du XIXe siècle, le projet de compiler tous les poèmes et toutes les ballades du folklore paysan, et plus particulièrement ceux des régions écartées, comme la Laponie finnoise et les forêts de Karelia. Très tôt, il crut que ces fragments allaient lui permettre de reconstituer un fonds épique comparable à ce qu’avaient été L’Iliade et les Nibelungen pour d’autres cultures.

Qu’il se soit trompé sur ce dernier point est sans importance. Car en tentant de réunir les matériaux de ce qu’il pensait être l’épopée finlandaise primitive, Lönnrot élabora un document mythique qui n’a pas d’égal dans la littérature d’aujourd’hui et de tous les temps. La Finlande tout entière, de son élite intellectuelle aux gens les plus humbles, se reconnaît dans Le Kalevala. Grâce à sa description vibrante et musicale de la nature — forêts et lacs d’un vert intense ou d’un blanc immaculé; prairies sillonnées par des bergers, des chasseurs et des pêcheurs, empruntant des chemins immémoriaux —; grâce à son évocation du fondement matriarcal de cette société, de son acceptation souriante du sens tragique de la vie et, enfin, de son esprit caustique et de la valeur sacrée qu’il accorde à l’hospitalité et à l’intelligence, cet immense chant est passé dans l’âme et le pays finlandais.

L’écrivain Anselm Hollo, qui fait partie de l’avant-garde internationale, et qui écrit désormais quant à lui en anglais, vient de faire paraître dans diverses revues, des traductions de poèmes composés par ses collègues finlandais. On retrouve dans leur poésie, y compris dans celle de Hollo, les influences contradictoires de Gertrude Stein et de Voshneshensky, sans omettre celles de Reverdy et de Ginsberg. Mais tous ces poèmes portent surtout l’empreinte des vieux chants populaires finnois, rassemblés par un médecin de campagne, voici plus de cent ans.

C’est Le Kalevala qui a inspiré au grand peintre finlandais Gallen-Kallela ses meilleures illustrations. A telle enseigne que le style qui l’a rendu célèbre, à la croisée des pré-Raphaélites, du Jugendstijl et de l’Art Nouveau, a été baptisé “style Kalevala”. Que ce soit par l’intermédiaire de ce peintre, ou par imprégnation directe, l’esthétique du Kalevala continue d’influer sur l’extrême pointe de l’architecture et des arts mineurs finlandais, comme la céramique, les bijoux en argent et les tissus imprimés. Tout ce qu’un William Morris a vainement tenté de faire dans les Beaux-Arts en Angleterre est pratique courante en Finlande. Il n’est pas certain que L’Iliade et L’Odyssée aient façonné d’aussi près la civilisation hellénique.

Toutefois, pour les trois quarts de ses lecteurs non finlandais, le poème paraît obscur et difficile à aborder. Il y a plusieurs raisons à cela. Pour commencer, le vers trochaïque, dans lequel est composé Le Kalevala, et qui s’adapte naturellement à la langue finnoise, devient artificiel et monotone en traduction allemande ou anglaise. Longfellow qui a voulu dans son Hyawatha reproduire en anglais la prosodie, la composition et les thèmes de l’épopée finlandaise, fournit une excellente démonstration des difficultés d’une telle entreprise. Après s’être appuyé sur un choix de légendes des Indiens d’Amérique, qui elles-mêmes avaient été déformées et européanisées, il a forgé une fresque d’un seul tenant en y incorporant des textes pris dans Le Kalevala. Enfin, il a composé son épopée americaine en vers octosyllabiques, jouant sur des répétitions et des symétries étrangères au génie propre de l’anglais.

Longfellow espérait ancrer l’Américain blanc sur la terre qu’il foulait en lui annexant la mythologie indienne, un peu comme les Grecs étaient entrés en communion avec les oliviers, les sources, les montagnes, par l’intermédiaire des nymphes, des satires et autres divinités tutélaires. Le poème de Longfellow fut enseigné à deux générations d’écoliers américains, qui l’apprirent par coeur. Hyawatha commençait à jouer timidement le rôle que le poète avait souhaité lui voir tenir. Mais à la fin il disparut des salles de classe. Aujourd’hui, tout le monde, jeunes ou vieux, trouve grotesque l’épopée de Longfellow, et la plupart ignorent même jusqu’à son existence. Le Kalevala est aussi vivant auprès des Finlandais qui lisent du Paul Éluard qu’auprès de ceux qui n’ouvrent jamais un livre. Dans ces conditions, qu’est-ce qui sépare la tentative de Longfellow de celle de Lönnrot?

La première différence est tout bonnement due au fait que le médecin finlandais et ses informateurs paysans étaient des poètes supérieurs à Longfellow. Le Kalevala possède dans sa langue d’origine une musicalité et des cadences qui envoûtent l’auditeur, et le distinguent entre toutes les gestes épiques. Ses allitérations, ses parallélismes, créent des sonorités infiniment plus prenantes que celles des vers mécaniquement agencés par le poète américain. La poésie de Longfellow est à peu près aussi légère que des vers de mirliton, et le martellement de ses octosyllabes produit un effet pesamment comique. Les vers de Lönnrot ont du rythme, et sa langue mélodieuse produit des sons constamment renouvelés, qui vont et viennent, épousent le bon tempo, respirent. Un métronome ne remplacera jamais les battements d’un coeur.

L’échec de Longfellow tient ensuite, et surtout, à son désir de rendre l’argument de Hyawatha aussi transparent que possible, beaucoup plus limpide que les légendes indiennes dont il s’inspirait. Les récits qui composent Le Kalevala ne suivent pas, tant s’en faut, une trame logique. Les spécialistes ont montré que les sources de Lönnrot étaient composites et souvent sans continuité narrative.

L’extraordinaire travail de refonte auquel se livra le médecin philologue ressemble davantage à un assemblage onirique qu’à un roman ou un recueil de contes. Les héros du Kalevala ne sont ni des guerriers ni des chevaliers errants. Ce sont des chamanes, des magiciens, des forgerons merveilleux, des rêveurs, toutes créatures mystérieuses et pleines de ruse. Elles mènent des aventures sans but, apparemment inutiles, qui ont pour nous quelque chose de frustrant et de sibyllin, et dont les implications restent hors de notre portée.

Hyawatha l’Indien, le vrai Hyawatha, était de cette famille. Malheureusement, Longfellow l’a exorcisé, il l’a dépouillé de sa magie, en voulant le plier au rationalisme du XIXe siècle. Lönnrot avait pris le parti inverse. Il sut réveiller le côté ténébreux de l’esprit bourgeois et libéral qui était le sien et le raccorder par-delà les siècles à la culture préhistorique des guérisseurs septentrionaux, dont les légendes finnoises avaient conservé l’héritage.

Il n’est pas surprenant que Le Kalevala ait fasciné Carl Jung. Le poème est une sorte de rêve jungien socialement acceptable, fourmillant d’archétypes, d’animus et d’anima, de représentations totémiques de l’âme. Il nous immerge dans un univers foisonnant de patriarches vieux comme Mathusalem, de vierges sacrées et intouchables, de travaux impossibles à réaliser, d’animaux fantastiques qui sont les hôtes des lacs et des fleuves de la Finlande des premiers âges. Toutes ces légendes semblent orientées vers une fin inconnaissable — l’accomplissement de l’homme total —, exactement comme dans les rêves des patients de Jung.

Je ne suis pas en train d’insinuer que Le Kalevala est un traité de psychanalyse. Il vaut beaucoup mieux que cela. Ses héros s’affrontent dans un monde onirique qui ne les empêche pas de vivre les yeux grands ouverts sur le sol de Finlande, où ils luttent contre une nature rude, mais magnifique. Ce sont des êtres réconciliés, les occupants d’un monde qui a de la consistance. Sur notre planète dévastée, la Finlande jouit d’une grande qualité de vie, et ses habitants ont un comportement envers la nature que pourraient leur envier ceux des grandes nations, comme les États-Unis ou l’U.R.S.S. Le Kalevala reflète, et renforce à son tour, ce don particulier. Il n’est pas d’épopée plus écologique que celle-ci. Le peuple de Finlande et Le Kalevala sont pénétrés d’une philosophie de la nature sans laquelle il leur serait interdit de vivre sous les pôles. Semblables en cela aux Eskimos et aux Lapons, les Finlandais doivent coopérer avec la nature, ou périr. La pérennité du Kalevala ne vient pas de ce qu’il donne voix à une conscience nationale. Il est l’expression de la solidarité qui lie l’homme aux autres créatures autour de lui. Certes, ce chant a été transcrit par un médecin de campagne il y a moins de cent cinquante ans. Mais il est l’opposé d’une épopée artificielle: il chante une synthèse harmonieuse entre l’homme, la nature, le temps, et l’espace géographique.

 


 

La Saga de Njáll le Brûlé

Cette saga est l’un des romans les plus complexes et les plus tragiques de la littérature, toutes époques confondues. Elle fourmille de personnages — tous vigoureusement et sobrement campés, et placés dans des situations dramatiques aiguës. Le récit est porté par des dialogues et une action du plus grand effet naturel, et conte l’histoire d’un homme d’une haute sagesse et d’une forte vigueur spirituelle, au début de la colonisation de l’Islande. La saga traite longuement des rivalités familiales qui ensanglantent l’île, et de la lutte de Njáll pour y mettre fin et faire régner la justice dans la communauté dont il est le chef. Njáll ne rencontre généralement pas de difficultés avec l’extérieur. Mais son ami intime, Gunnar, a épousé une femme nommée Hallgerdr, dont l’orgueil vindicatif s’oppose au caractère impétueux de celle de Njáll, Bergthóra. D’où résultera un enchaînement de vengeances au cours duquel Gunnar, Njáll lui-même, puis son épouse et tous ses fils, finiront par périr. Cela dit, ce ne sont pas les meurtres, les batailles, les embuscades, les spectres, et les coups de main des Vikings, qui frappent d’abord le lecteur contemporain de cette saga, mais la maturité humaine de ses héros. Ces gentilshommes paysans, qui vivent sur une île désolée aux confins du monde, se comportent en adultes infiniment plus responsables que l’Agamemnon d’Homère, ou le Swann de Proust.

On a tendance à regarder les sagas islandaises comme des expressions de l’Âge héroïque, de ses désordres, et de son absence de valeurs clairement instituées, en dehors de celles que requiert la survie des individus. On y décèle un conflit entre la honte et la culpabilité et une preuve de l’anarchie politique qui régnait dans ces sociétés, le tout condensé dans l’intrigue relativement fruste qui caractérise les récits épiques. Rien n’est plus erroné. Les personnages héroïques des plus belles sagas ne sont pas des membres de peuplades barbares qui auraient fui leurs pays et auraient échoué en terre d’Islande. Comme la cité-État grecque d’avant Alexandre, la société islandaise des origines apporte de l’eau au moulin des théories malthusiennes. Nous sommes en présence d’une collectivité coupée du reste du monde, fruit d’un processus de sélection intransigeant (pour qu’un marin scandinave parvienne en Islande à cette époque, il lui fallait être taillé comme un héros) — un ordre social biologiquement conditionné par une nature hostile, et d’une dimension suffisamment réduite pour que ses membres développent des relations personnelles étroites. Le mode de vie insulaire engendre une évolution rapide. Il implique la mobilisation complète des capacités d’une espèce donnée, qu’il s’agisse de la flore alpine d’une chaîne de montagnes isolée, ou bien de ces bonnes familles new-yorkaises ou bostoniennes que décrit Henry James, ou de la cour princière du Dit du Genji. Les milieux circonscrits ne sont pas seulement des isolats génétiques. Ils agissent comme des creusets, dans lesquels la vie sociale, intellectuelle, spirituelle, et biologique, est concentrée et rigoureusement sélectionnée. L’insularité de l’Islande permet de comprendre pourquoi La Saga de Njáll le Brûlé est une oeuvre d’une psychologie aussi fine que Les Ailes de la colombe ou À la recherche du temps perdu.

La surpopulation de la planète est un inconvénient d’ordre esthétique, non économique. Kropotkine avait raison. Rien ne s’opposerait à ce que les habitants de Manhattan se nourrissent de légumes deshydratés et d’algues riches en protéines, cultivés sur les balcons de nos immeubles de verre, de fer et de béton. Rien, si ce n’est que les valeurs humaines essentielles ont une propension à s’épuiser en entrant en contact avec un nombre trop élevé de gens. Le seuil de saturation est vite atteint: dès que l’on excède un tant soit peu des populations de la taille de la Florence des Médicis, de l’Athènes de Sophocle, ou de l’Islande des sagas.

L’homme de la société de masse est irresponsable. La Saga de Njáll est une épopée dans laquelle la conscience individuelle et collective franchit des paliers toujours plus élevés. On y assiste à l’enrichissement progressif des rapports moraux d’un nombre très restreint d’êtres humains, qui se sont donnés des lois qui évoluent constamment et librement. On peut jouer de milliers de jeux avec les trente-deux pièces de l’échiquier; mais il est impossible d’en jouer aucun s’il y a des millions de pièces. L’ordre des électrons dans l’univers est purement mathématique. Dans les affaires humaines, il ne peut recevoir de sens et de définition qu’à l’intérieur de très petits objets.

Njáll, tout au long du récit, est le centre vers lequel convergent des forces sociales antagonistes. Il est celui qui maintient l’unité, en dépit des divisions qui déchirent la société. Le temps sera la première cause de sa chute. Pour celui qui, le long de sa vie, accepte de plus en plus de responsabilités, le poids peut devenir finalement trop lourd — trop complexe et trop penible à supporter. Un homme seul aurait pu maintenir un équilibre aussi fragile à condition qu’aucun événement imprévu ne vienne l’ébranler.

“Homme de loi”, Njáll avait réussi à imposer un code de conduite à ce peuple de marins-paysans, indépendants, mais solidaires les uns des autres. Semblable organisation sociale peut s’avérer praticable un temps, mais elle ne se perpétue pas d’elle-même. Les femmes sont un des chaînons essentiels pour assurer sa reproduction. Et c’est à elles qu’il faut imputer le second motif de l’échec de Njáll: c’est, derechef, le “monstrueux regiment des femmes” qui, de la coulisse et par la faute de ses rivalités internes, entraîne le noble édifice des coutumes et des lois à sa perte. Après une vie d’une intégrité et d’une générosité exemplaires, Njáll, comme les Nibelungen, succombera dans les flammes. Sa maison et sa famille l’accompagneront dans sa ruine, lamentablement provoquée par une rancune vénéneuse. Il a suffi d’un seul facteur de tension imprévisible pour que le système d’arbitrage et de contrôle de la société à grand-peine mis au point par Njáll, se brise d’un coup, mettant brutalement fin à une vie entière de sage administration, comme une flèche fait voler en éclat une coupe de cristal.

Bien que le texte comporte de nombreuses richesses psychologiques, et que son auteur y mêle des péripéties secondaires avec une rare maîtrise, le thème principal de La saga de Njáll est simplement et clairement posé: il s’agit du combat entre le matriarcat et la loi, autrement dit, ce que le jargon freudien à la mode appelle le conflit entre le Moi et le Surmoi. Que le grand nombre des gens estiment rassurant de vivre dans une société de masse trouve peut-être là son explication. Dans la masse, au lieu de déclencher l’orage dont il est porteur, ce conflit s’émousse; il se résorbe dans une foule anonyme et soumise. La Saga de Njáll le Brûlé atteint une extrême beauté en portant à son comble l’affrontement entre la conscience et le pouvoir. Il finit par s’en dégager une vérité imparable: la vie est plus forte que l’ordre. Certes, l’existence appelle un ordre. L’individu et son entourage en ont besoin pour survivre. Mais c’est un désordre vital qui se perpétue dans l’histoire. C’est de ce désordre que naît une nouvelle société, et c’est vers lui qu’elle retourne inexorablement.

 


 

Marco Polo : Le Livre de Marco Polo

Le Livre de Marco Polo et Le Voyage du pélerin, de John Bunyan, forment sans doute le doublet le plus parfait de la littérature mondiale. L’un est le récit allégorique d’un voyage semé d’obstacles vers une réalité supérieure, tandis que l’autre raconte un périple authentique aux confins de la planète, qui est devenu l’archétype des explorations de l’homme sur des territoires inconnus. Comme Bunyan, Marco Polo a rédigé, ou pour être exact, dicté, son odyssée en prison. À la différence du Voyage du pélerin, les mémoires du Vénitien, qui sont d’une grande tenue littéraire, n’auraient probablement jamais vu le jour si son auteur n’avait été contraint à l’oisiveté et à l’isolement. Tous deux étaient des hommes d’action. Tous deux écrivaient la prose des gens efficaces. J’ignore si la grande poésie naît du souvenir des émotions dans la tranquillité. Mais nul doute que la grande littérature en prose naît du souvenir de l’action, une fois le calme revenu.

Bien avant les premières lueurs de la Renaissance, Marco Polo était déjà un homme de cette ère nouvelle qui atteindrait son apogée pendant les guerres et les révolutions contemporaines de Bunyan. Il était âgé de vingt ans quand Thomas d’Aquin mourut. Ce qui ne l’empêchera pas de dépeindre une civilisation étrange, et dont la culture était souvent hostile à la sienne, avec un esprit objectif, scientifique, dégagé, dont peu d’écrivains seront dotés au cours des six ou sept siècles qui lui succéderont. Son livre est rédigé dans le ton neutre de la correspondance commerciale, en complet décalage avec le reste de la littérature médiévale.

Sans doute Marco Polo appartenait-il à la classe bourgeoise, avant que les bourgeois ne deviennent révolutionnaires. À cette époque, ils étaient des négociants-aventuriers. Ce qui ressort en premier lieu de ses récits, ce n’est pas qu’il s’étonne de la diversité des êtres humains de par le monde, et qu’il trouve leurs moeurs exotiques, mais c’est qu’il ne s’en montre pas autrement surpris. Aujourd’hui, les hommes sont prêts à s’entr’égorger en raison de différences que Marco Polo aurait à peine notées, et qui lui auraient paru aussi dérisoires que nos querelles d’Occidentaux le paraissent à un Eskimo ou un Africain de nos jours. Pour lui, l’activité qui régnait à la cour de Koubilai Khan n’était guère différente de celle du Doge et du Grand Conseil de Venise. Marco Polo possédait ce que nous avons perdu depuis: un esprit oecuménique, une sensibilité cosmopolite. Riches marchands médiévaux, les Polo avaient la tolérance de voyageurs qui pensent le monde comme une seule entité, que trois années, ou davantage, de voyage par caravane ou en bateau tenait unie. Marco, son père, et son frère, connaissaient l’extraordinaire force civilisatrice des échanges, face aux coutumes les plus bizarres. Ils n’avaient pas le comportement brutal et destructeur des marchands de l’ère victorienne, qui se déplaçaient un drapeau dans une main, et la Bible dans l’autre. En dehors du cannibalisme, de la prostitution sur les lieux de culte, et de la coutume hospitalière d’offrir son épouse et sa fille au voyageur, peu de choses choquaient Marco Polo dans la civilisation chinoise. Et encore ne proteste-t-il que pour la forme: je le soupçonne d’avoir quelque peu profité des deux derniers actes de barbarie que je viens d’évoquer.

Les Polo sont certes les plus célèbres des voyageurs européens qui, raliant la Chine, nous ont raconté leur équipée. Ils sont aussi les seuls qui ne se soient préoccupés que de commerce. Si Marco Polo n’avait ete capturé par les Gênois, son nom aurait figuré parmi d’autres sur les registres de Venise, ou ne serait jamais parvenu jusqu’à nous. Innombrables étaient pourtant ceux qui parcouraient alors les routes. Les conditions aléatoires qui nous ont valu son livre nous font prendre conscience que nous ne possédons aucun témoignage sur des pans entiers et importants de l’histoire.

C’est une chance que le témoin de ces événements ait été le citoyen d’une ville dont chacun connaît le rayonnement. La République de Venise pouvait faire l’économie d’une révolution bourgeoise, alors qu’en Occident l’ordre féodal allait se perpétuer, en certains pays, pendant un demi-millénaire. Venise était la seule à conserver le modèle de la cité-État méditerranéenne, celui de la commune oligarchique dirigée par les négociants-aristocrates, c’est-à-dire une forme de société plus ancienne encore que celle de la Crète antique, plus ancienne que la Grèce du temps où l’intrépide Ulysse sillonnait les mers.

Nulle autre cité occidentale ne pouvait produire des hommes capables de s’adapter à la culture de la dynastie des Yuan. Le XIIIe siècle chinois fut pour le moins aussi civilisé que le nôtre. Héritière des dynasties Song et Tang, la civilisation des empereurs Mongols, à l’instar de l’Athènes de Périclès, avait atteint des altitudes que nous n’approcherons probablement plus. La Chine faisait partie d’un empire qui s’étendait de la Pologne à la mer Jaune, et de la Sibérie à la Mésopotamie, en passant par la Perse, Burma et l’actuelle péninsule indochinoise. Il était contemporain d’un moment de synthèse culturelle unique en Occident — exemple inédit dans l’histoire où la chrétienté régna sur l’Europe entière. Marco Polo est souvent désigné comme celui en qui ces deux universalismes se rejoignirent. Il fut, en vérité, à la fois plus et moins que cela. Des mots aussi abstraits que “synthèse”, “internationalisme”, ou “éclectisme”, auraient semblé inintelligibles à un esprit aussi pratique que le sien, pour qui ils désignaient des réalités allant de soi. Il ne faudrait pas croire que Marco Polo faisait office de favori exotique à la cour du grand Khan. Il y travaillait comme fonctionnaire, et ses conseils en matière politique et financière étaient écoutés.

Esprit positif ou non, quelle joie est la nôtre en lisant son livre! Il restitue à travers mille péripéties excitantes ce qui est resté pour nous le pays des merveilles. Il nous transporte en Asie, dans les villes oasis qui bordent la route de la soie, où se côtoyaient des races innombrables. Il nous découvre les grandes capitales des provinces chinoises, vivant en complète autarcie, comme si elles avaient contenu les seuls habitants de la terre. Il nous fait rêver aux prestigieuses beautés des mers du Sud, monde des épices, des perles, des femmes nues qui aiment faire l’amour, monde des anthropophages et des rois-pirates aux fortunes fabuleuses. Marco Polo fut le premier à nous conter ses tribulations dans cet univers plein de surprises, et dont il était parvenu à ouvrir les portes au commerce — lesquelles allaient se refermer pour plusieurs siècles. Mais son livre est de surcroît une invitation à explorer un immense continent littéraire.

J’aimerais citer les noms d’auteurs de livres sur la Chine et le Tibet qui me passent à l’esprit, dans un genre de littérature que je tiens pour l’un des plus passionnants: je pense à Sven Hedin, Aurel Stein, Paul Pelliot; à Mademoiselle Bullock-Workman, Owen Lattimore, Henry Yule, Koslov, Rockhill; et puis à: Sykes, Shipton, Irene Vongher Vincent, William of Rubruck, Huc et Gabet, Desideri. Auxquels s’ajoutent tous les récits des voyageurs chinois, sans omettre ce classique du cinéma et du théâtre, que tous les enfants de Chine connaissent: Le Singe pélerin, ou le voyage a l’ouest. Au milieu de toutes ces merveilles, le petit livre de Marco Polo, dû à l’inactivité forcée de son auteur, et révélé à un monde qui n’en croyait pas ses yeux, est resté, à six siècles d’écart, l’un des récits de voyage les plus beaux et les plus véridiques.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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