BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Poèmes de Kenneth Rexroth

 

 

(Années 1940)

Le Mercredi saint de 1940
Autre printemps
Entre deux guerres
Andrée Rexroth (1944)
Quand avec Sappho...
Les avantages de l’érudition
Un néo-classiciste
Sur l’eau
En raison inverse de carré des distances
Incarnation
Immobiles sur la rivière
La musique de luth
Martial — XII, LII
Fuyarde
“Dans l’air chaud d’avril...”
Andrée Rexroth (1947)
Billet de Noël à Geraldine Udell
Sottoportico San Zaccaria
Au pied du mont Soratte

 

 


 

LE MERCREDI SAINT DE 1940

Par la fenêtre à l’est, un orage
Convulsif éclôt devant la lune montante.
À l’ouest, dans la brume, les planètes
Frémissent, météores immobiles.
Nous écoutons dans l’obscurité l’office de Ténèbres,
Musique plus ancienne que la Résurrection,
Écho du Levant en proie au tumulte et à la ruine.
“Pourquoi est-elle assise à l’écart
La ville populeuse?”
Le chant imposant et détaché des bénédictins retentit;
Ce supplice ne suscite en eux ni crainte ni honte.
Songe qu’à six heures de là, en Europe,
Ils étaient des milliers à prononcer ces paroles,
Psaume après psaume éteignant un cierge...
À Albi, forteresse dans la pénombre glaciale,
À Aix, sous les vieilles voûtes sonores,
À Munich, où la dernière flamme
Miroitait sur les statues de bois.
“Jérusalem, Jérusalem,
Convertissez-vous au Seigneur votre Dieu.”
Ils sont des milliers, agenouillés dans le noir,
Qui murmurent: “Aie pitié de nous, ô Seigneur.”
Tout en fumant et chuchotant, nous écoutons, admiratifs.
Les voix viennent de cinq mille kilomètres.
Sur le mur blanc du jardin, les ombres
Du dattier battent violemment;
La pleine lune de printemps s’est levée,
Une rafale de vent l’accompagne.

[1940]


 

AUTRE PRINTEMPS

Les saisons tournent et les années passent
Ne demandant ni aide ni surveillance.
La lune parcourt sans intention
Son cycle pleine, montante, pleine à nouveau.

L’astre blanc coule au coeur du fleuve;
L’air est traversé d’un parfum d’azalée;
Au profond de la nuit une pomme de pin se détache;
Notre feu de camp meurt entre les monts déserts.

Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant;
Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines;
Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé
Sépare en deux la Couronne boréale.

O coeur, coeur si curieusement
Intransigeant et corruptible,
Nous voici exultant sous les étoiles au bord du lac,
Et ces instants qui ne devraient jamais finir

S’écoulent à nos côtés indifférents comme l’eau.

[1941]


 

ENTRE DEUX GUERRES

Tu te rappelles, ce petit déjeuner en novembre —
Le raisin noir et frais qui sentait
Encore l’emballage de liège,
Les petits pains à la mie blanche et chaude,
Le chocolat épais au goût de miel?
Et nos nuits de fête; le gin et les tangos?
Les filets à cheveux défaits, les boutons de manchette égarés?
Que sont-elles devenues
Les filles splendides, les heures abandonnées?
Ou nous disait perdus, inconscients, immoraux.
Ou disait que nous entravions les plans du Pouvoir.
Et aujourd’hui, par millions emmurés vifs
Dans le cercueil des circonstances,
Ils tambourinent aux dalles de leurs tombeaux,
Ils se terrent dans les caves des ruines, et se disputent
Leur propre chair fragmentée.

[1944]


 

ANDRÉE REXROTH
Décédée en octobre 1940

Une fois de plus, les branches marbrées de gris du marronnier d’Inde
Resplendissent d’étoiles d’émeraude,
Et les aulnes couvent dans la fumée rose
De leurs innombrables boutons.
Le printemps, je sais, est toujours
Aussi splendide, la voix de la grive cachée
Aussi douce et le soleil aussi vital.
Mais ce sont les chemins forestiers où nous marchions
Tous deux, ces chemins, nos dix années passées ensemble.
Nous pensions que cela n’aurait pas de fin,
Mais le temps a passé et les jours
Qui ne devaient jamais arriver pour nous sont là.
Des truites d’argent au fil de l’eau —
Les traces du raton-laveur sur la rive —
Un butor qui mugit au loin —
Tes cendres dispersées dans ces montagnes —
Emportées par le courant vers la mer.

[1944]


 

QUAND AVEC SAPPHO...

“. . . Dans la fraîcheur du ruisseau
le vent bruit entre les branches
des pommiers, et du feuillage frémissant
le sommeil se déverse . . .”

Nous sommes étendus dans le verger à l’abandon bourdonnant
D’abeilles d’une ferme en ruine de la Nouvelle-Angleterre,
L’été dans nos cheveux, et le parfum
De l’été imprégnant nos corps enlacés,
L’été dans nos bouches, et l’été
Dans les mots lumineux et fragmentaires
De la poétesse grecque disparue.
Pose ton livre. Penche-toi. Tends tes lèvres.
Ta gràce est aussi belle que le sommeil.
Tu bouges contre moi,
Vague endormie.
Ton corps envahit mon esprit
Comme une nuée d’oiseaux dans l’été;
Non comme un corps séparé, une chose étrangère,
Mais à la manière d’un halo
Auréolant l’univers entier.
Penche-toi. Que tu es belle,
Belle comme tes mains
Repliées dans le sommeil.

Nous avons vieilli cette après-midi.
Ici, dans notre verger, nous sommes
Aussi âgés qu’elle dont les cendres dispersées
Sur cette mer lointaine
Étincellent à la crête des vagues
Ou empourprent la coquille des murex.
Autour de nous, la vieille ferme se délabre
Dans le chaos du plein été porteur de miel.
Sur ces îles écartées les temples
Se sont écroulés, et le marbre
A pris la couleur du miel sauvage.
Il ne demeure rien des jardins
Qui jadis les entouraient, ni du gazon
Gras que foulaient les sabots fendus.
Seule la salicorne monte à l’assaut
Des pierres effritées,
Des marches craquelées,
Seuls le bleu et le jaune
De la mer, et les falaises
Rouges, loin de l’autre côté de la baie.
Penche-toi.
Son souvenir passe dans nos lèvres maintenant.
Nos baisers traversent le chaos de l’été
Qui s’empare de nos poitrines et de nos cuisses.

D’énormes dômes dorés de cumulus
Se lèvent sur la forêt qui ondule et siffle.
L’air pèse sur la terre.
Le tonnerre éclate au-dessus des montagnes.
Au loin, sur les Adirondacks,
Des éclairs presque invisibles frémissent
Dans le ciel lumineux, violets
Contre les ombres grises, plombées, des nuages ventrus.
La crinière douce et virile des orages
Balaie l’horizon qui enfle.
Ote tes chaussures et tes bas.
Je baiserai tes doux pieds, tes douces jambes
À demi enfouis dans le fouillis
D’un tapis odorant de fleurs de plein été.
Déshabille-toi. Je serrerai
Ta chair couleur de miel d’été contre
Le sol brûlant, dans l’herbe piétinée, àcre,
Du plein été. Que ton corps coule
Comme miel entre les doigts
Granulés et chauds de l’été.

Repose-toi. Attends. Nous sommes comblés pour l’instant.
Donne-moi tes lèvres
Défaites et humides qui ont le goût
De ma peau. Relis ces poèmes
À la mélodie sinueuse dans cette langue
Qui, entre toutes, est oeuvre d’art.
Répète ces mots épars et poignants
Sauvés par les anciens grammairiens
Pour illustrer les conjugaisons
Et les déclinaisons d’un langage plus ancien encore.
Allonge-toi au creux de mon corps,
Je veux sentir tes épaules meurtries contre
Les poils humides de ma poitrine.
Donne-moi un baiser. Songe, douce linguiste,
Que dans ce monde l’ablatif est impossible.
Nul ne viendra nous servir.
Il s’agit de nous servir l’un de l’autre.
Le vent quitte lentement la tempête;
Tourne sur les arêtes boisées; résonne
Dans les vallées. Ici, nous sommes seuls
Ensemble; et au-delà
De ce verger commence la solitude,
La solitude du monde entier.
Que rien, jamais, ne pénètre
L’isolement de cette journée,
De ces paroles, protégées dans leurs langues mortes,
De ce verger, retranché de l’histoire et du réel,
De ces ombres estompées dans la lumère d’été,
Isolés ensemble loin de la réciprocité du monde.

Ne parle plus. Ne dis rien.
Que s’installe le silence
Jusqu’à l’assouvissement.
Que nos doigts sculptent
Le contour de nos corps dorés.
Ne dis rien. Mon visage chavire
Dans l’été coagulé de tes cheveux.
Les abeilles s’apaisent.
Le calme tombe sur nous comme un nuage.
Reste immobile. Que ton corps s’enfonce
Dans l’impressionnant silence
De l’été accompli —
Loin, loin, vers l’infini —
Nos lèvres lasses, pâmées de calme.

Regarde. Le soleil a décliné.
De longues lumières ambrées
Se déposent maintenant
Sur les fûts ravagés des pommiers anciens.
Nos corps bougent l’un vers l’autre,
Comme ceux des dormeurs dans leur sommeil,
Assouvis et exténués à la fois,
Tandis que l’été se dirige vers l’automne,
Tandis qu’avec Sappho nous allons vers la mort.
Mes paupières tombent de sommeil
Dans l’automne de tes cheveux défaits.
Ton corps bouge entre mes bras,
Au bord du sommeil.
Et c’est comme si j’étreignais
Une nuée d’oiseaux
Dans un soir d’été.

[1944]


 

LES AVANTAGES DE L’ÉRUDITION

Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.

[1944]


 

UN NÉO-CLASSICISTE

Je connais tes valeurs morales, pharisien.
La nuit dernière tu t’es réveillé en hurlant.
Dans ton rêve, tu avais atteint l’extrême vieillesse,
Tu agonisais et à ton lit de mort
Toutes les filles avec qui tu avais couché
Venaient, aussi âgées que toi, assister à ta fin.
Comateux, tes débris marbrés
Se ridaient et gelaient entre les draps raides;
Et les visages, troubles comme sous
Une eau souillée, indifférents,
Muets, dans cette chambre comble de vieilles,
Vieilles femmes, patiemment, attendaient.

[1944]


 

SUR L’EAU

Notre canoë paresse dans le courant nonchalant
Que lianes, joncs et troncs d’arbres encombrent
Sur l’eau stagnante d’une rivière du Middle-West.
Puis, pivote lentement, avant de se loger dans un lacis
De nénuphars. Fatigués, nous posons nos rames.
Toute l’après-midi, nous avons remonté le faible courant,
Au long des méandres sombres entre bois et prairies,
Passant des gués bourbeux où l’odeur forte du bétail
Dormait épaisse à la surface; nous avons entonné des chants
Réguliers et cadencés; des chants de montagnards
Et de bergers, des chants du cabestan
Et du débarcadère, des chansons de voyageurs.
Las de nos mouvements et de leur rythme,
Las du jeu souple de nos forces conjuguées,
Dans les bras l’un de l’autre nous laissons
Feuilles et pétales de nénuphars empêcher
Tout mouvement dans l’air inerte pesant de chaleur.
Chante tout bas pour moi Westron Wynde, Ah the Syghes,
Mon coeur se recommande à vous, Phoebi Claro;
Chante les chansons d’amour vagabondes
D’hommes et de femmes disparus depuis sept siècles,
À voix basse, tes lèvres caressant ma joue.
Que nos jambes s’entrelacent au fond du canoë,
Que ta poitrine dans ton corsage fin
Repose le long de mes bras nus et de mon cou;
Que ta chevelure embaumée retombe sur nos yeux;
Donne-moi tes lèvres délicates et mélodieuses.
Je te déshabille. Tes pupilles sont noires, humides,
Immenses, et ta peau d’ivoire est moite.
Bouge doucement, à peine, ouvre les cuisses,
Prends-moi lentement en toi, pendant que nos lèvres avides
Cherchent nos gorges battantes de sang.
Bouge doucement, arrête et retiens-moi
Profondément, immobile, au fond de toi, alors que le temps s’écoule
Comme le fleuve derrière ces nénuphars,
Et que les moments voleurs fusionnent et s’évanouissent
Dans notre chair éphémère, éternelle.

[1944]


 

EN RAISON INVERSE DU CARRÉ DES DISTANCES

Impossible de rien voir dans cette nuit;
Mais c’est bien moi, Rexroth,
Qui plonge dans le noir sur une planète glaciale.
Il fait bon et tout s’anime dans cette obscurité
Végétale où des cerfs invisibles broutent en paix.
Le ciel est chaud et lourd, je ne distingue
Pas même la cime des arbres, là-haut.
Je sais que ce sont des pins dont les fruits
Restent fermés sur les branches, et finissent
Par s’incruster dans le bois, jusqu’à ce qu’un feu
Les délivre, régénérant la forêt incendiée.
Et j’attends, seul, au coeur des montagnes,
Dans la forêt, dans le noir, tandis que le monde
Parcourt, rapide, son ellipse régulière.

* * *

Il fait chaud ce soir, rien ne bouge.
Les étoiles sont floues. Le fleuve —
Indistinct et monstrueux sous les lucioles —
Coule, à peine audible, d’un flot
Résonnant et grave dans le lointain.
Je devine tes yeux, tes lèvres humides.
Invisible, majestueux, odorant,
Ton corps s’ouvre à moi en secret.
Voilà bien l’ultime énigme.
Après tout ce temps, je ne sais rien
De plus étrange. Nous qui nous connaissons comme
Une chose une et double, dont les membres
Sont les instruments habiles d’un seul plaisir,
Nous restons des mystères dans les bras l’un de l’autre.

* * *

À l’orée du bois sous la lune
Debout entièrement nus,
Vacillants, tachés d’ombre, enveloppés
L’un par l’autre et tous deux
Enserrés par la nuit. Nous n’entendions
Ni l’engoulevent ni le soupir
Du tremble; le vol silencieux de la chouette
Ou ses cris perçants ne nous parvenaient pas.
Il n’y avait que le battement de nos coeurs.
Nos yeux ne voyaient pas remuer la nuit
Ni la lumière, les étoiles fixes ou mouvantes,
Les étoiles filantes. Toutes seraient tombées,
Nous ne l’aurions pas su. Nous tombions
Comme des météores, sombres dans la nuit froide,
L’un vers l’autre, et puis masse
Embrasée à travers ciel heurtant la terre.

* * *

Je suis couché seul sur un lit
Étranger dans une maison inconnue et l’aube
Plus cruelle qu’aucun minuit
Jette ses brassées de lumière —
Fleurs fanées au bout des branches
De cerisier et, derrière l’or
Des nobles chatons d’un érable,
Et plus haut, immense, pur,
Le ciel d’avril au nuage effiloché,
Et au-dedans et au-delà de tout,
L’inexorable étendue
Déserte de la solitude.

[1944]


 

INCARNATION

À la fin d’une journée d’escalade seul
Dans la neige éblouissante de printemps,
Redescendant au couchant
Jusqu’au pré le plus haut, vert
Dans le brouillard froid des cascades,
J’atteignis un réseau de ruisseaux
Recouverts d’innombrables
Iris sauvages éclatants;
Et je vis la fumée de notre camp
Plus bas, entre les murs du canyon,
Présence humaine dans la montagne déserte.
Debout sur les pierres
Dans les tourbillons du torrent,
Une vision de toi m’est alors
Apparue, plus réelle que la réalité,
Dans l’arôme tournoyant des iris:
Feu dans les boucles lourdes de tes cheveux;
Tes hanches qui, vrillées dans un tango,
Vont et viennent dans la lumière pàle parfumée;
Tes joues rougies de neige, le son
Des cithares, et le chalet bondé
Qui chante et danse; tes bras
Blancs dans l’eau brune de l’automne,
Quand tu nages entre les feuilles flouantes,
Traçant une toile de lumière
Fluctuante sur les sycomores;
La courbe exacte de ta cuisse, la soie fine
Glissant sous mes doigts, et toi,
Tendue, au bord de l’abandon.
Le contact et le parfum mêmes de tes seins;
L’odeur douce et secrète de sexe.
À jamais, la pensée de toi,
La splendeur des iris,
Les pétales d’iris froissés,
Les étamines d’or poudrées de pollen,
La cantate obscure
Des eaux mêlées, les pics
Neigeux, brûlants, impassibles,
Se confondent avec cet endroit.
Ce moment de réalité et de vision
Contient l’éternité,
Devient l’esprit même de ce lieu.
La responsabilité
De l’amour réalisé et de la beauté
Vue brûle en toi, ange brûlant,
Plus réel que la fleur ou la pierre.

[1944]


 

IMMOBILES SUR LA RIVIÈRE

La solitude s’installe autour de nous
Étendus, abandonnés et comblés,
La solitude nous serre, délicate, dans sa paume chaude.
Une tortue se glisse dans l’eau
Léger bruit de bulle qui éclate;
Tout se tait sinon la lointaine
Et saisissante conversation des feuilles
Immobiles de peupliers et de sycomores et, espacée,
Solitaire et pensive la voix d’une grenouille.
Je détache les yeux de ton visage extasié
Et je regarde le soleil couchant
Saupoudrer le zénith immense, immaculé
D’imperceptibles étoiles d’or.
Tu ouvres les yeux, tournes la tête,
Mordilles des lèvres mon épaule.
Une onde languide parcourt ton corps.
Soudain, tu pars du rire pur
Qu’aurait une flûte joyeuse
Et, bondissante, plonges dans l’eau.
Un oiseau blanc se lève dans les joncs
Et s’éloigne, alors que notre barque
Tangue, ivre dans les remous
De ta nudité jubilante.

[1944]


 

LA MUSIQUE DE LUTH

La terre durera longtemps
Avant son refroidissement final;
Des hommes l’habiteront; prendront des noms,
Se justifieront de leurs actes.
Nous, nous aurons la forme
De constituants chimiques —
Mince consolation.
Pour l’heure, nous sommes en vie,
Corpuscules, ambitions, caresses,
Le lot de ceux qui nous précédèrent,
Tous les compagnons des neiges d’antan,
“La joyeuse Hélène, la blanche Iopé et les autres”,
Les morts agités, présents à notre souvenir.

Aussi, en cette fin d’année, fête
De la Nativité, accordons-nous l’offrande
Des présents jadis acheminés vers l’Occident à travers les déserts —
L’or de nos chevelures confondues,
L’encens de nos bras et de nos jambes émerveillés,
La myrrhe de nos baisers invincibles désespérés —
Célébrons la renaissance
Quotidienne de l’amour,
La fluidité de nos êtres dans une épiphanie sans fln,
Cependant que la terre sous nos pieds
S’abîme dans des étés et des neiges inconnus,
Traverse les espaces inexplorés des étoiles.

[1944]


 

MARTIAL — XII, LII

C’est moi Kenneth, ton amant, Marie,
Celui qui, un jour, redeviendra
Poussière; qui te tressa des couronnes
De chansons; dont la voix fut non moins réputée
Pour avoir fustigé les fautes de son temps.
En enfer, je conterai ton histoire,
Doucement, à l’oreille enchantée d’Hélène,
Nos joies et nos jalousies, nos querelles et nos voyages,
Qui, à l’inverse des siens, finissaient par des baisers.
Son époux sourira de l’impétueux Pâris
Quand il entendra le récit de nos tendres amours.
Laure et Pétrarque, Waller et sa Rose,
Dante lugubre et l’incandescente Béatrice,
Catulle et Lesbie, tous les amants célèbres,
Transparents, main dans la main, m’écouteront,
Un dernier frisson parcourant leurs corps ombreux.
Et lorsque tu rejoindras mon séjour pour finir,
Ton nom répandra le souvenir des vivants
Sur les lèvres de ceux que la mort a saisis.
Tu sauras que je dis vrai en voyant fondre la neige
Sur ma tombe, et mes compagnons de sommeil transis
Changer de place sous terre afin de réchauffer
Leur squelette auprès de mes cendres restées brûlantes.

[1944]


 

FUYARDE

Les cheveux sur ton front brillent
D’étincelles de pluie;
Tes yeux sont humides et tes lèvres
Humides et froides, ta joue rigide de froid.
Pourquoi être partie
Si longtemps, pourquoi revenir seulement
Maintenant vers moi, tard dans la nuit
Après avoir erré des heures sous la pluie et le vent?
Défais ta robe et tes bas;
Repose-toi dans le fauteuil devant le feu.
Je réchaufferai tes pieds de mes mains;
Je réchaufferai tes seins et tes cuisses de baisers.
J’aimerais pouvoir allumer en toi
Un feu qui ne s’éteindrait jamais.
J’aimerais pouvoir être sûr qu’au fond de toi
Se trouve un aimant qui toujours te ramènerait en ce lieu.

[1944]


 

“Dans l’air chaud d’avril...”

Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorfii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’annees.

Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Nos corps frais et nus ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre.

[1946]


 

ANDRÉE REXROTH


Mont Tamalpais

Les années ont passé. Le printemps
Revient. Mars et Saturne
Paraîtront bientôt, bas à l’ouest,
Dans le soir. Au soleil couchant,
Des poutrelles vaporeuses se forment,
Enjambant Steep Ravine à l’aplomb
Des cascades. Les oiseaux d’hiver
Venus de l’Oregon, rouges-gorges
Et diverses grives, se régalent
Des baies mûres de toyon et
D’arbousiers. Les rouges-gorges chantent
Sous une chute de lumière drue.
                                                Tes cendres
Ont été dispersées en ce lieu où
J’écrivis pour toi un poème d’adieu
Et, il y a plus longtemps encore,
Un poême d’amour et de paix,
Sur la lassitude d’une longue
Nuit de printemps dans la jeunesse.
Cela fait presque dix ans
Que tu es ici à tout jamais.
Les chatons qui poussent après
Le nouvel an sur les saules
De ce pays étrange sont de retour.
Les cerfs et les ratons-laveurs
Empruntent les mêmes passages. Seuls
Quelques bancs de sable et de galets
Sont apparus où l’érosion
A creusé profond les falaises.
Les cycles de la vie sont courts.
Guerre et paix ont passé, simples fantômes.
Le genre humain s’enfonce
Dans l’oubli. Le cri d’un butor
Monte d’entre les roseaux où
Tu l’entendis à notre arrivée
Dans l’Ouest; là où justement
J’en entendis un l’année
De ta mort.


Kings River Canyon

Ma douleur est aussi large
Qu’un fleuve sans rives;
Elle est aussi profonde
Qu’un abîme sans fin.
La lune sombre, trouant la brume,
Comme si un voile léger, chaud, moite
Remplissait Kings River Canyon.
Saturne luisant perce tel un oeil d’or
Humide le rideau de lumière; à côté,
Antarès rougeoie faiblement
Sans scintiller; tout en haut,
Le rocher brille légèrement sous la lune:
Lookout Point où, étendus
Sous la pleine lune déjà, nous avions
Plongé nos regards dans ce canyon.
Par un doux octobre, nous avions établi
Le camp près des étangs d’automne immobiles.
Je t’avais préparé un gâteau d’anniversaire.
Là, tu peignis tes plus beaux tableaux —
Des paysages innocents, étonnés,
Dont il reste très peu d’exemplaires.
Tu les détruisis durant
Les crises atroces
De ta longue maladie. Dix-huit ans
Ont coulé depuis cet automne.
Aucun chemin d’accès n’existait alors.
Quelques personnes seulement
Connaissaient l’entrée du défilé.
Nous étions parfaitement seuls, à trente
Kilomètres à la ronde;
Jeunes mari et femme
Abrités et enveloppés
Dans la sérénité de l’automne,
Dans le bruit du fleuve furtif,
Dans le tournoiement des feuilles,
Dans le mouvement heurté d’un vol
De chauve-souris surgies des grottes,
Au ras des étangs parfumés
Où les grandes truites somnolaient chaque soir.

Dix-huit années broyées
Sous les roues de la vie.
Tu es morte. On a fait percer
Par mille bagnards l’autoroute
Qui coupe Horseshoe Bend. La jeunesse
Qui ne revient pas s’est enfuie. Mes tempes
Grisonnent et ma silhouette
S’est empâtée. Je chemine aussi vers la mort.
Je pense à Henry King, à Exequy,
Son poème ampoulé mais lourd de désespoir;
Je pense à la grande lamentation
De Yüan Chen, d’une insoutenable compassion;
Et, solitaire au bord du fleuve printanier,
Plus seul que jamais je n’aurais
Imaginé être un jour,
Je songe à Frieda Lawrence,
Assise seule au Nouveau-Mexique,
Dans la sécheresse sans fin, écoutant
Le sifflement des eaux laiteuses de l’Isar
Sur les cailloux, au coeur d’un printemps perdu.

[1947]


 

BILLET DE NOËL À GERALDINE UDELL

Les fleurs des prairies, les vastes lunes d’automne
Reviennent-elles à la saison?
Debs, Berkman, Larkin, Haywood, sont morts aujourd’hui.
Les filles ont toutes pris de l’âge.
Tant m’a échappé, ou se tient embusqué
Dans ma mémoire, et mugit
En sourdine comme le tonnerre qui m’a réveillé —
Et j’ai contemplé la ville dehors
Qui clignotait dans la lumière violette sous la pluie ondulante.
Les orages porteurs de foudre sont rares
Sous ce climat statistiquement parfait.
L’eucalyptus a perdu
Ses branches, dans le fracas des portes et du verre brisé, la mer a rompu ses digues.
Seul dans mon lit étroit,
Je rêvais aux jours passés, à l’entre-deux-guerres riche d’espoirs,
Fêtes triomphantes, fêtes échevelées,
Regards triomphants, lèvres échevelées
Regards éteints, lèvres pincées maintenant
Que les fêtes ont trahi nos espérances.
Je te revois dans Gas,
L’héroïne avant l’explosion;
Ou dans tes colères, blanche et froide,
Quand nous discutions du livre tragique de Sacha.
Ici, dans la nuit déserte,
J’allume ma lampe et tâtonne vers ma plume et mon carnet.
Un million de dormeurs se retournent,
Il pleut des bombes dans leurs rêves. L’orage s’éloigne
En bourdonnant sur les collines.
Le vent tourne, ramenant l’odeur froide, organique,
De l’océan qui remonte.

[1948]



SOTTOPORTICO SAN ZACCARIA

Il pleut sur la ville
Comme il pleut sur mes poèmes
Sous le tonnerre
Nos corps s’ajustent pièces
D’un puzzle magique
Douze bourrasques chassent les mouettes du ciel
Et lacèrent les rideaux
Des éclairs miroitent
Sur tes seins trempés de sueur
Ton visage bascule dans l’ombre
Et le vent cliquette comme une armée
Qui écarte des roseaux fanés
Nous allongeons nos corps brisés sous la fenêtre
Et je sens un parfum de foin
Poindre dans l’odeur féminine de Venise

[1949]


 

AU PIED DU MON SORATTE

L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic.
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.

[1949]


Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.


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