BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

LES CLASSIQUES REVISITÉS (7)

 

Cervantes : Don Quichotte
Shakespeare : Macbeth
Shakespeare : La Tempête
Webster : La Duchesse d’Amalfi
Ben Jonson : Volpone
Isaac Walton : Le Parfait Pêcheur à la ligne

 

 


 

Cervantes : Don Quichotte

Nombreux sont ceux qui pensent, bien au-delà des frontières espagnoles, que Don Quichotte est le chef-d’oeuvre absolu de la littérature de fiction occidentale. Ce livre fait incontestablement partie des rares oeuvres qu’un spécialiste de la littérature mondiale rangerait à côté du Rêve dans le pavillon rouge, du Dit du Genji, et du Mahàbhàrata. Don Quichotte exprime en concentré l’univers spirituel de l’homme européen parvenu à mi-course: tout comme à l’aube de cette civilisation, figurent L’Iliade et L’Odyssée, et au crépuscule Les Frères Karamazov. Son ampleur, son oecuménisme, empêchent de voir dans ce roman l’épopée de la seule Espagne — statut qui reviendrait à l’oeuvre de caractère plus national qu’est le Poème du Cid. Don Quichotte ne symbolise qu’une partie de l’Espagne: une partie qui est supérieure au tout.

Les manuels scolaires se plaisent à souligner la dimension satirique du livre et la volonté de son auteur d’en finir avec les romans populaires de chevalerie. Mais en fait, Cervantes a opéré une véritable transmutation de ce genre littéraire. Don Quichotte, c’est la quête du Graal à la puissance dix, et portée à un plan d’existence entièrement neuf. Les pays méditerranéens n’ont jamais manifesté de sympathie pour la légende du Graal, qui est un mythe plus fermement ancré dans l’esprit païen nordique que dans le christianisme. Malgré son atmosphère de pseudo-sacramentalisme, il est plus proche au protestantisme qu’au catholicisme, et l’Église est toujours restée réticente devant le thème du sang et du corps du Christ que l’on retrouve au coeur des différentes versions du Graal. La quête dont il est question dans la littérature nordique — cela vaut aussi bien pour le Mabinogion que pour Kafka — est celle de l’Autre absolu.

Don Quichotte commence sa quête la tête pleine de fantasmagories. Il ne découvrira au bout du compte que sa propre identité. Mais il fera cette découverte en communion avec ses semblables. Il apprendra qui il est en apprenant qu’il ressemble à d’autres, et que ceux-ci sont ses frères. Le mystère qui lui sera progressivement révélé, au gré de ses aventures embrouillées est celui des choses de la vie. Ses rencontres seront tout le contraire des procès et des interrogatoires gnostiques de l’âme.

Le Livre des morts égyptien mettait à la disposition des défunts des formules magiques qui devaient les aider à se diriger dans l’au-delà. Dans Don Quichotte, un être vivant apprend à surmonter, pas à pas, les pièges que lui tend la vie sur cette terre. Le scepticisme et la candeur d’Ulysse, Cervantes en a investi Sancho Pança et les faits eux-mêmes, tandis que des sirènes et des cyclopes subjectifs menacent de corrompre de l’intérieur le valeureux hidalgo. Dans Don Quichotte comme dans L’Odyssée, un personnage rusé et qui a fait mille voyages cherche son salut. Comment le trouvera-t-il? En affrontant, chemin faisant, les obstacles de la vie.

Les hallucinations qui assaillent Don Quichotte — les moulins et les brebis — se dissipent à mesure qu’avance le récit. Mais nous aurions tort de nous moquer du chevalier de la Manche. Le lecteur s’aperçoit bientôt qu’il ne s’agissait pas tant de mirages que d’erreurs de référence. Sancho et Don Quichotte ont des hallucinations parce qu’ils ne savent pas lire la réalité, parce qu’ils mesurent mal la puissance du mana, de la force secrète, dont sont imprégnés moulins, brebis, objets quotidiens, fermes et auberges de la campagne espagnole. Sancho Pança mésestime constamment la magie dont ils sont chargés. Le noble chevalier ne cesse de la surestimer. Aux yeux de l’écuyer, il n’y a que banalité sous l’ordinaire. Pour son maître, la banalité est l’annonce d’un sacré omniprésent.

La réalisation de soi, l’épanouissement de la personnalité, est sans doute le thème de toutes les grandes oeuvres d’imagination. D’une certaine manière, Don Quichotte n’a pas d’autre sujet. Mieux encore que Montaigne et ses sages rêveries, Cervantes est parvenu à exprimer dans ce livre insurpassable l’humanisme le plus pur. Il n’a pas voulu délivrer de message. Sa sagesse émane des aventures contrastées et indéfiniment renouvelées auxquelles l’existence convie les êtres humains.

Cette philosophie à hauteur d’homme s’accorde mal avec l’idée que saint Jean de la Croix, le Gréco, Unamuno ou García Lorca, nous ont laissée du caractère espagnol. On impute souvent le côté noir de l’Espagne — l’Espagne du sang et du sable, de la nuit obscure de l’âme, de l’ambivalence de l’amour et de la mort — à l’influence islamique. Rien n’est plus faux. L’idée que l’existence terrestre est une sorte d’autodafé était, au contraire, une réaction contre l’humanisme sensuel et raffiné du Califat de Cordoue.

Comparable en cela à la Chanson de Roland, au Poème du Cid, ou au poème byzantin Digenis Akritas, Don Quichotte est une épopée de la Frontière, l’expression artistique de l’affrontement entre deux cultures, l’islam et le christianisme. Cervantes passa une bonne partie de sa vie à combattre les musulmans, ou enfermé dans les geôles de ceux qui, naguère, avaient été ses compatriotes. Et dans ce cas le prisonnier a été effectivement captivé par cette autre culture: Don Quichotte aurait pu voir le jour à Cordoue, à l’époque de sa splendeur, ou dans l’Égypte des Fatimides, ou encore dans le Bagdad de Harûn Al-Rachid. Il aurait alors rencontré le public, depuis toujours civilisé, des Mille et Une Nuits.

Mais une profonde différence de ton sépare les deux oeuvres, qui est une différence de foi. Don Quichotte et Sancho Pança parcourent les plaines de la Manche où souffle le vent, un peu comme le Christ et ses Apôtres ont erré dans des paysages désertiques assez semblables, cueillant et mangeant des grains de blé le jour du Sabbat, le noble chevalier apprenant alors, “dans la douleur”, comme on dit, que le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. Une moitié de la culture espagnole a constamment, et violemment, rejeté cette éthique — qui suppose que les splendeurs réelles dépassent les splendeurs imaginaires; seul un fou, nous dit Cervantes, le fou le plus noble de la littérature universelle, était capable de mettre une telle morale en pratique.

Bien que l’histoire passe de chaumières en châteaux, de la crasse aux brocarts d’or, le livre ne cesse pas de manifester la plus riche urbanité. L’intelligence dont il fait preuve n’est pas celle d’un citoyen d’une république de second ordre: elle est héritée de la culture du pourtour méditerranéen, aussi ancienne que les premières fondations de Jericho, avec ses rues balayées par le sable, son système de canalisations ingénieux, ses maisons entourées de jardins, ses places où les hommes venaient écouter et parler des idées nouvelles, avec, enfin, son savoir-vivre et son ordre. Don Quichotte est la réponse de l’Ibérie à l’envahisseur wisigoth.

La somme incommensurable de commentaires auxquels le livre a donné lieu est la meilleure mesure de son humanité profonde. On peut aborder son héros d’autant de façons que l’homme lui-même. Les Théosophes, les fidèles de l’Église Scientiste, les Baptistes, les Catholiques, les apôtres de mille sectes, se reconnaissent dans la Bible. Ils pourraient se retrouver dans le livre de Cervantes. Il en existe autant d’interprétations que d’interprètes, et j’imagine que la plupart d’entre elles sont diamétralement opposées à la mienne.

 


 

Shakespeare : Macbeth

Macbeth est la plus simple, la plus dense, en même temps que la plus brève des pièces majeures de Shakespeare. Elle annonça le renouveau d’un genre de tragédie qui allait rester en vogue jusqu’aux règnes de Jacques 1er et de Charles 1er: la tragédie de sang, que Thomas Kyd avait popularisé dans la Tragédie espagnole, au début de la période élisabéthaine. Les dramaturges de cette époque croyaient faire ainsi revivre le théâtre antique. Mais seule une minorité d’érudits avaient accès à la source grecque; pour les autres, ils n’avaient à leur disposition que les mélodrames déclamatoires de Sénèque.

Dans Macbeth, Shakespeare a perfectionné la tragédie sénéquienne dont Webster (dans La Duchesse d’Amalfi et Le Diable blanc), ainsi que Cyril Tourneur, John Ford et James Shirley, devaient par la suite reprendre la tradition. Il a aussi renouvelé le modèle tragique et grandement amélioré l’efficacité des anciennes techniques, précieuses jusqu’à l’enflure. Macbeth est une de ses pièces les plus sobres dans sa composition, et celle également où l’interaction des principaux personnages et de leurs motivations, leurs problèmes moraux et psychologiques, paraissent sous le jour le moins complexe.

Bien que l’action s’étale sur plusieurs années et que Shakespeare nous emmène à la cour d’Angleterre pendant quelques scènes, alors que l’action principale se déroule en Écosse, le temps et l’espace imaginaires ne paraissent pas enfreindre la règle aristotélicienne des trois unités. Le spectateur a l’impression que le drame coïncide avec la durée de sa représentation sur scène, et il lui semble ne jamais quitter un même lieu désertique, au cours d’une nuit lugubre. Les personnages secondaires dépendent de l’architecture de l’oeuvre bien plus qu’ils n’ont leur personnalité propre et autonome, à l’inverse de ce qui se produit dans les autres pièces de Shakespeare, même les drames historiques. La psychologie et la moralité de Macbeth et de son épouse sont presentées dans leur dénuement essentiel. Le sujet de la pièce est le refus du repentir, le goût du péché, le remords, et le désespoir. Shakespeare n’y ajoute rien qui risque d’obscurcir son propos.

Le Macbeth de la Chronique de Holinshed, sur laquelle Shakespeare a pris appui, était un bon monarque. Après avoir assassiné avec l’aide de son camarade Banquo, un dictateur dont le mandat du ciel était arrivé à sa fin, il avait entamé, sorte de Robert Bruce primitif, un règne louable. Du temps de Shakespeare, en effet, l’assassinat politique — pourvu, naturellement, qu’il soit couronné de succès — était une voie d’accès au trône comme une autre. Rien n’assure que Robert Bruce, dès son temps de pénitence passé, ait éprouvé le moindre sentiment de pitié pour sa victime.

Shakespeare a été obligé d’accommoder l’histoire d’où il est parti pour la personnaliser et la “psychologiser”, comme nous dirions aujourd’hui. Quelle sorte de personnes éprouvent les tourments de Macbeth? Des êtres imaginatifs, qui ont le désir de tuer mais ne mettent jamais leur dessein à exécution et n’ont donc aucune raison de se repentir. En assassinant le roi, Macbeth franchit un premier seuil; mais ce n’est qu’avec le meurtre gratuit de Banquo provoqué par sa culpabilité et sa peur, qu’il commet son crime le plus atroce, et atteint le point de non-retour. Ce basculement d’un univers à l’autre nous fournit la clé symbolique de l’oeuvre. La pièce doit être correctement mise en scène et dirigée pour présenter au spectateur un monde divisé en un hémisphère du bien et un hémisphère du mal. Macbeth a définitivement tourné le dos à la morale pour s’enfoncer dans un univers où les valeurs essentielles sont inversées. La réalité bascule, et c’est l’enfer, bien présent, tangible, qui occupe désormais la surface de la terre.

Blotti au fond de la scène, s’agite un groupe d’acteurs, qui ne sont pas de simples projections de l’inconscient, mais représentent concrètement les forces du mal. Les sorcières qui font de temps à autre leurs apparitions, sont leurs émissaires. Peu à peu, le temps, les êtres, les lieux, et les choses, se nimbent d’une brume gluante. Nous sommes alors livrés à un ensemble de thèmes obsédants, qui reviennent sans cesse au cours du drame: les ténèbres; le sang; la confusion des valeurs; l’irréalité du présent; et puis, le nouveau-né; les vêtements trop grands; les chevaux et les cavaliers inconnus. Toutes sortes d’allusions symboliques au Maître du Chaos, qui finira vaincu par le renouveau de la Nature, sont faites dans la dernière partie de la pièce. “Ils m’ont attaché au poteau, je ne puis m’enfuir. Mais comme l’ours, je dois tenir tête à la meute”, s’exclame Macbeth, qui se fait l’écho d’un rite de fertilité aussi ancien que le temps des cavernes. “C’est l’enfer, et je n’en suis point sorti”, disait Méphistophélès. Les images employées par Shakespeare sont étonnamment parlantes et ramassées. À la différence de Hamlet et de sa luxuriance, pas un seul vers dans Macbeth n’est superflu.

Macbeth représente un souverain soumis au mal et qui, ayant rompu l’équilibre naturel, laisse s’instaurer un ordre contre nature. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il agit sciemment ainsi. Il ne met pas en doute les prophéties des sorcières qui lui ont prédit qu’il régnerait, puisqu’il déclare: “Si le sort me veut roi, le sort pourra me couronner sans que je bouge”. N’aurait-il pas commis son crime, les augures ambigus des sorcières se seraient de toute façon réalisés. Macbeth comprend très tard qu’il a été le jouet de la terrible frivolité du Malin: “Et qu’on cesse de croire à ces démons bateleurs / qui abusent de nous par des doubles sens, / nous soufflent à l’oreille un mot, une promesse, / mais le tordent, pour frustrer notre espoir.”

Macbeth est possédé par des puissances beaucoup plus irrationnelles et malignes qu’un quelconque moi caché — que par ce dernier mot on veuille désigner l’âme, le Ça, ou l’inconscient des freudiens. Ce que Shakespeare a entrepris de nous dire, c’est que dans le tréfonds de l’âme humaine se tapit une force, non pas animale, non pas étrangère à la morale, mais pire: qui enfreint positivement et volontairement la morale. Une force rationnelle dans la mesure où elle n’est pas illogique. Mais d’une frivolité radicale. Dans le monde où Macbeth s’est englué, un monde où le signe “moins” s’est inversé en signe “plus”, les équations de la vie ne sont pas devenues des non-sens. Ce sont des anti-sens, d’ignobles plaisanteries. Chez Shakespeare, dont la moralité est restée avant tout médiévale, comme chez Machiavel, Marlowe, Stendhal ou, tout près de nous chez Beckett, le thème de la ruse du diable est omniprésent. La tragédie de Macbeth illustre, jusque dans ses plus extrêmes conséquences, le fait que l’absurdité a gagné la partie.

D’aucuns ont fait de Lady Macbeth une figure altière, sublime même. Les critiques du XIXe siècle, qui traitaient l’oeuvre de Shakespeare comme une suite de monographies, firent grand cas de ce personnage. Ils se penchèrent sur son enfance et sur le nombre de ses rejetons; ils disputèrent sur le point de savoir si elle avait réellement perdu connaissance en découvrant le crime de son mari. Or, Shakespeare utilise Lady Macbeth pour mettre en valeur les traits de caractère de l’assassin et la catastrophe dans laquelle celui-ci s’embourbe. Elle incarne l’ambition effrénée, et ce qu’il y a au monde de plus trivial. Elle déchiffre toujours les présages dans les termes les plus terre à terre. Les portes de l’Enfer, elle les appelle “le portail sud”. Des affres où se débat Macbeth, elle dit: “C’est l’enfance qui s’épouvante du diable en peinture”. Dans ses crises de somnambulisme, elle reste désespérément prosaïque, incapable de la moindre activité de symbolisation. Lady Macbeth est une païenne, et laïque qui plus est; elle se suicide pour les mêmes raisons qu’un conspirateur roman après que sa félonie a été dénoncée.

Macbeth, lui, est une âme damnée, et en tant que tel, il ne saurait être laïque. Ses frayeurs sont d’ordre métaphysique. Lady Macbeth n’éprouve aucun repentir, car elle ne croit pas à l’acte de pénitence. Macbeth a la foi, et il s’apprête à assumer les conséquences de ses actes, tout en essayant jusqu’au bout de ruser avec elles. Shakespeare, profitant de la fortune qu’avait obtenue le mot “équivoque” lors du procès de la Conspiration des poudres, ne cesse tout au long de la pièce de ruser lui-même en employant des mots à double entente.

Ce n’est pourtant pas l’ironie qui sous-tend les ambiguïtés de Macbeth. Ce sont les armes mortelles, les stylets. La langue de Shakespeare hypnotise littéralement le public. Lorsque les acteurs sont bons, le spectateur croit discerner des messages et des allusions derrière chaque tirade, jusqu’à la tentation et la chute finale. “La pitié, comme un nouveau-né tout nu, enfourchant l’aquilon, ou comme un chérubin, monté sur un courrier invisible de l’air...” Ce drame est traversé par la compassion et la terreur préconisées par Aristote. Mais si, en dernière analyse, ce qui décide de la qualité d’une tragédie est la compassion éprouvée par l’assistance, cette pièce n’est pas une tragedie. Car Macbeth est maudit, et nous n’éprouvons pas de pitié pour un personnage dont l’auteur lui-même nous dit qu’il a épuisé le compte de sympathie auquel tout homme a droit. C’est la raison pour laquelle cette pièce est désagréable à de nombreux critiques modernes. Et désagréable, elle ne peut que l’être à ceux qui s’entretiennent dans un confortable optimisme métaphysique.

 


 

Shakespeare : La Tempête

“Celui qui s’étonne régnera, et celui qui régnera s’étonnera”. Cette phrase figure parmi les rares sentences pénétrantes que les Évangiles apocryphes attribuent à Jésus. Elle fournit la solution à l’énigme de La Tempête. Les hermétistes qui ont cru reconnaître dans cette pièce la représentation au théâtre de certaines épreuves d’une religion à mystères, ou d’un rituel maçonnique, n’étaient pas loin du compte. L’oeuvre dont La Tempête se rapproche le plus reste La Flute enchantée, qui est une mise en scène à peine déguisée d’un cérémonial franc-maçon. Ce qui ne signifie nullement que Shakespeare ait pratiqué l’occultisme, ni que Bacon, la main guidée par les adeptes de quelque société secrète, ait été, comme on l’a prétendu, l’auteur véritable de La Tempête.

Les multiples interprétations anthropologiques, mythiques ou religieuses, de Shakespeare ont eu leur utilité pour notre génération friande d’élucubrations freudiennes, ou jungiennes, en littérature. Mais ici, le détour par les mythes n’est pas fructueux, car La Tempête est un mythe à soi-seul, un foyer d’énergie. Dans Macbeth, les forces des enfers, cachées sous la substance, cherchent à se réaliser sur terre. Dans La Tempête, le paradis semble présent sur terre, aussi pur et indifférent au bien et au mal que le Jardin d’Éden avant la faute. C’est par rapport à l’innocence de la nature que sont jugées les volontés des hommes qui agissent sur elle. La nature elle-même reste indifférente. Mais Shakespeare nous aura fait comprendre que l’au-delà est de ce monde, de notre monde.

L’homme fait son simulacre de l’histoire dans le monde des anges amoraux, lesquels n’ont exercé qu’une seule fois leur libre volonté avant de devenir désormais tranquille pendant toute l’éternité. Shakespeare s’appuie sur l’indifférence de la nature pour mieux faire ressortir, après l’avoir grossie afin de mieux la juger, l’insignifiance et l’inconséquence de l’action humaine. Dans La Tempête, l’histoire et ses partisans subissent le Jugement Dernier. Comme le dit un autre passage de ce même Évangile apocryphe, “celui qui se tient près de moi, se tient près du feu; celui qui est loin de moi est loin du jugement”. L’île déserte de Shakespeare fait songer à un laboratoire dans lequel les hommes, pour connaître la régénération, seraient obligés de repasser par tous les stades de la création animal, végétal, minéral.

La tempête, qui donne son titre à la pièce, se déchaîne sur un endroit inconnu de la planète et comme si l’humanité, en un baptême gnostique, devait essuyer l’élément marin avant de renaître transfigurée. Le naufrage est le symbole du châtiment qui est infligé aux hommes pour la rémission de leurs fautes par Ariel — un “esprit de l’air”, dit Shakespeare —, agissant pour le compte de Prospéro, le magicien, son maître. La musique céleste qui s’élève dans l’île, et grâce à laquelle s’opère la transmutation magique, émane elle aussi d’Ariel, l’ange.

Que le mysticisme de La Tempête nous soit devenu obscur n’est pas pour surprendre. Il remonte à un âge où la Raison commence à supplanter le vieil esprit magique. Qui oserait aujourd’hui traiter d’occultiste Galilée, Harvey ou Copernic? C’est pourtant ainsi que ces prêtres de la loi naturelle, ces détenteurs des secrets d’un nouvel ordre, furent perçus par leurs contemporains. Leur mouvement, après tout, ne devait-il pas amener l’Âge des Lumières?

Shakespeare use de nombreuses ambiguïtés dans Macbeth. Dans La Tempête, l’ambivalence triomphe. Son imagerie équivoque a suscité les commentaires les plus contradictoires, accordés au tempérament de chaque critique. Les motivations des personnages ont, de même, fait l’objet de maintes controverses. Je suis de ceux pour qui l’île est noyée dans les brumes argentées et chaudes d’un pays côtier battu par les vagues. Elle me rappelle la campagne de Stratford, avec ses prairies inondées, sa rosée ou son givre scintillants au clair de lune. Là, animaux, plantes et créatures humaines vivent dans une atmosphère surnaturelle. D’autres localisent la pièce au sein d’un paysage aride, lourd de difficultés et de drames, sur de lointaines et improbables îles des Bermudes.

Pour les méchants de La Tempête, ce territoire est loin d’être le pays des fées. C’est un champ clos, visité par des elfes et des harpies qui les affolent. Pour Miranda et Ferdinand, les amoureux, elle est un jardin paradisiaque, rejeté hors du temps. Le coeur de Miranda est si pur que l’histoire elle-même, lorsqu’elle envahit cette terre de bonheur, sous les traits de fripouilles envieuses et d’intrigants, est l’annonce d’un “splendide nouveau monde”. L’île est un lieu de retranchement absolu, de sécession radicale. Tous les personnages, à l’exception de Prospéro, sont séparés du siècle, sans espoir de le réintégrer un jour. Cet îlot qui ressemble à un cloître, va leur permettre de faire leur examen de conscience.

A l’égal de La Flute enchantée, La Tempête rappelle certains rites expiatoires, et elle s’ordonne autour de modèles psychiques et de comportements symboliques qui étaient en jeu dans les anciennes représentations sacrées. Mais l’objectif de Shakespeare n’était pas de reconstituer sur les tréteaux des mythes anciens. Il a créé une mythologie personnelle, en lui donnant une expression dramatisée. Le magnétisme qui s’en dégage résulte de la cohérence interne de cette vision. La Tempête est comparable à un champ magnétique, écrit Mark Van Doren: “Chaque fois qu’on en rapproche un ensemble quelconque de symboles, ceux-ci s’allument aussitôt.”

N’oublions pas non plus qu’initialement, La Tempête fut composée pour célébrer un rite de passage important dans nos sociétés. On pense, en effet, que la pièce fut représentée au cours des fêtes d’un mariage princier, comme Le Songe d’une nuit d’été. Écrits à des moments différents de la carrière de Shakespeare, les deux drames n’adoptent pas la même position à l’égard du sacrement matrimonial. Lorsqu’il écrit La Tempête, Shakespeare considère le mariage comme une résurrection. C’est la sagesse acquise au bout d’une vie d’expériences, et que l’on retrouve dans ses grandes tragédies grinçantes, qu’il exprime ici.

Les circonstances dans lesquelles la pièce fut jouée pour la première fois éclairent la scène du Masque et sa conclusion. Cette scène a désorienté les critiques, et ils ont eu tendance à la mésestimer. Certains avancent que l’auteur n’en serait pas Shakespeare. Il y a quelque chose de ridicule dans son style grandiloquent, qui est destiné à parodier l’utopie de Gonzalo et à se moquer, du même coup, de l’intrigue de La Tempête (laquelle est déjà une parodie de l’Histoire, avec un grand H). Le divertissement masqué, qui se termine sur une célébration merveilleuse de la fécondité de la nature, est brutalement interrompu par l’intervention de forces destructives auxquelles Caliban, Stephano et Trinculo donnent corps.

L’Histoire, dans La Tempête, ne se contente pas de se répéter “la première fois en tragédie, la seconde fois comme une farce.” Elle reproduit à l’infini, comme l’image renvoyée par des miroirs placés l’un en face de l’autre, l’usurpation de pouvoir par laquelle tout a commencé. Prospéro, duc de Milan a été évincé par son frère Antonio; Sycorax veut prendre la place d’Ariel; Sébastien et les ivrognes conspirent dans leur coin. Cet enchaînement de complots va culminer dans un coup d’État absurde, parmi cette troupe de naufragés hirsutes, jetée sur une île irréelle. Sur les planches où ils jouent La Tempête, comme dans leurs cérémonies magiques, les hommes simulent le bien et le mal pour se purger.

Le naufrage par lequel la pièce commence signifie que toutes les valeurs sont sens dessus dessous: la réalité va devenir l’illusion. Ainsi convertis, les personnages vont vivre une irréalité beaucoup plus vraie que le réel. Ils sont venus là pour jouer leur farce historique, dans un désert où règne une nature immaculée, Ariel étant tourné vers le bien, et Caliban vers le mal. À la fin de la représentation, les créatures angéliques restent sur l’île, tandis que les humains regagnent le monde et l’actualité. Son bref contact avec la comédie du pouvoir a guéri Caliban à tout jamais — il l’a guéri de l’humanité que lui avait donnée Prospéro, le magicien-éducateur. Miranda et Ferdinand, nouveaux mariés, échappent à l’histoire. Leur drame se déroule dans les régions intemporelles de l’amour. Dans la scène où nous les avons vus jouer aux échecs au fond de l’estrade, ils semblaient dénoncer par leur indifférence l’irréalité des choses.

Dans le dénouement de La Tempête, Shakespeare récapitule tous ses thèmes: ni la nature, ni l’histoire, ne sont le terrain d’action de la morale. Le rêve que caressaient les hommes de la Renaissance de dominer la nature est irréalisable. La matière se révolte et l’énergie ne peut être retenue captive. Quant aux utopies historiques, elles sont brisées par des histrions qui utilisent la matière à des fins de destruction. Il n’est pour les vaincre que l’amour et le pardon, seuls capables de s’élever au-dessus de cette bouffonnerie extravagante et éphémère que nous appelons la vie.

 


 

Webster : La Duchesse d’Amalfi

Le théâtre de Shakespeare se caractérise, dès les premières pièces, alors qu’il ne possède pas à fond le métier, par une extraordinaire cohésion de tous les aspects de la création artistique — imagination, composition, emprise des oeuvres sur le public ou sur les lecteurs. Tous les contraires sont dépassés — objectivité contre subjectivité, classicisme contre romantisme, expressionnisme contre volonté architecturale, symbolisme contre réalisme —, pour fusionner dans un acte de communication intégrale. Une telle homogénéité a conduit plus d’un spécialiste à supposer que Shakespeare avait une vie et un esprit incomparablement mieux organisés que ceux de l’individu moyen — sans parler de ceux des écrivains et des hommes de théâtre. Cette impression n’est pas démentie par les pièces qui semblent être l’écho d’un moment de drame personnel et de désillusion dans l’existence de Shakespeare. Hamlet ou Troïlus et Cressida, par exemple, ne portent pas la moindre trace de fragmentation de la personnalité du dramaturge, quelles que soient les affres dans lesquelles se débattent ses héros et ses héroïnes.

On chercherait en vain parmi les artistes contemporains, toutes disciplines considérées, une meilleure illustration du schisme qui divise l’art, quant à son contenu et à ses enjeux fondamentaux, depuis le XIXe siècle, que celui qui opposait Ben Jonson et John Webster, il y a trois cents ans de cela. Un abîme sépare les démarches des deux auteurs, au point qu’elles paraissent obéir à des opérations intellectuelles distinctes.

Le théâtre de Ben Jonson est classique dans sa structure, et objectif dans sa manière de délimiter mobiles et actions des personnages. Ses pièces sont conçues pour agir “extérieurement”. Le mouvement esthétique de l’auteur vers le spectateur devient très vite autonome, et échappe à l’un autant qu’à l’autre: il s’agit d’imiter la vie sur une scène, en un simulacre de la vie réelle qui ne dure que le temps d’une représentation.

Webster, pour sa part, se désintéresse totalement de ce qui se passe “à l’extérieur”. La poésie, le théâtre, le jeu des acteurs, les effets sceniques, lui sont autant de prétextes à travailler de l’intérieur son public. Son matériau est le système nerveux collectif des spectateurs. Webster dépasse d’emblée le romantisme et sa subjectivité. Rien de tel ne devait se reproduire dans l’histoire des lettres avant que, trois siècles plus tard, et à la suite d’Edgar Poe, Mallarmé ne cherche à conceptualiser le procédé. A-t-il réussi? Nous ne disposons toujours d’aucun vocable, dans un domaine — je veux dire: la critique, l’esthétique — où le jargon est pourtant florissant, pour décrire les effets que produisent certaines oeuvres sur la sensibilité du public. Peu de commentateurs, en tous cas, devant La Duchesse d’Amalfi ou L’Après-midi d’un faune, semblent avoir conscience de ce qui se passe en eux.

La Duchesse d’Amalfi était une pièce à la mode, comme il s’en écrivait du temps de Webster, sur le modèle de la “tragédie de sang” qui fut très populaire au début du théâtre élisabéthain. Elle se rapproche de Hamlet et de Macbeth, et Webster ne fait d’ailleurs pas mystère d’être un disciple de Shakespeare, au même titre que Fletcher et Beaumont. La Duchesse, enfin, est la première des tragédies que l’on pourrait qualifier de décadentes, à la fois dans sa versification et dans sa dramaturgie quelque peu clinquante. C’est la meilleure des pièces de tout un courant, comprenant Cyril Tourneur, Ford et Shirley, et que Shelley s’efforcera lui aussi de copier consciencieusement, avec un succès mitigé, dans Les Cenci.

L’oeuvre de Webster diffère pourtant de celles que nous venons de citer. Dès la première scène de la Duchesse, le drame s’engage sans perdre de temps sur une voie qui n’est celle ni de Macbeth, ni des Cenci. Shakespeare campe un personnage, construit une scène, crée atmosphère psychologique. Il utilise certains leitmotive, des associations d’images, qui viendront scander l’action et définir le personnage de Macbeth et sa tragédie. Il crée une oeuvre d’art — extérieure — concrète, aussi plastique qu’une sculpture. Shakespeare recherche l’adhésion émotive du spectateur par le truchement d’un objet fini, intégral: le monde en miniature de la pièce de théâtre. Shelley n’agit pas autrement; il est toutefois davantage tourné vers lui-même: il cherche à s’exprimer; à se faire un peu peur. C’est ce que nous appelons un romantisme subjectif.

Dans l’ouverture de la Duchesse, Antonio et Delio mènent un dialogue qui a les dehors de l’objectivité. En se parlant, ils présentent, à mesure de leur apparition sur scène, les principaux protagonistes, les liens qui existent entre eux, l’évolution tragique qui est contenue en germe dans ces relations. Mais de quelle extraordinaire façon! Webster emploie la technique conventionnelle du dialogue d’ouverture (“Que de choses, cher Delio depuis que nous nous sommes vus...”), pour nouer subrepticement les fils d’un drame qui va ébranler les nerfs du public. Je ne peux m’empêcher de donner ici un échantillon de leurs répliques: “Si par malheur de mauvais exemples venaient empoisonner la cour à sa source, les maladies et la mort s’abattraient sur le pays tout entier”; “Je hanterai encore et toujours votre Éminence”; “Les charognards, dit-on, engraissent le plus par temps de famine: pourquoi n’en ferais-je pas autant par ces jours d’abondance?”; “Ces gens sont comme ces pruniers qui poussent de guingois au-dessus d’un étang: ils croulent sous les fruits, mais seuls les corbeaux, les pies et les chenilles peuvent s’en repaître”; “Les places à la cour sont comme les lits d’hôpital: la tête de l’un y est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, de plus en plus bas”; “Son visage souriant est comme une source qui n’enfante que des crapauds”; “La loi est pour lui comme sa toile pour l’araignée”.

Les compliments sont de la même eau: “Un regard si doux, dit Antonio, pourrait faire danser la gaillarde à un paralytique”. Et encore ceci: “Ces canailles lui ont coupé la gorge comme en rêve”; “Les veuves qui se remarient sont des monstres de lubricité”; “Il existe une sorte de rosée visqueuse qui est mortelle et qui empoisonnera votre bon renom”; “Les femmes dont le visage donne un démenti à leur coeur copulent avec le démon”; “Les déguisements et les masques dispensent d’avoir recours aux entremetteurs”; “Je cacherai votre secret aussi jalousement que le font ceux qui faisant commerce de poison le tiennent hors de portée de leurs enfants”; “Le fracas d’une foule de flatteurs entoure l’ambition, et c’est cela qui fait d’elle une incurable folie”.

Décomposition: l’idée, en même temps que le mot, revient à l’envi au long du premier acte, dans ce qui n’est censé n’être qu’une conversation de cour anodine. Visiblement, on cherche à nous introduire dans une cour princière dont la tête est malade et dont le corps est en train de pourrir. Mais par-delà une mise en place minutieuse de l’intrigue, Webster vise surtout à affecter directement le public. La pièce va se dérouler dans l’esprit même, dans les replis du cerveau, de chaque spectateur.

S’agit-il d’un mélodrame? On pourra toujours ranger la Duchesse dans cette catégorie. Mais je préfère souligner son pouvoir hypnotique. Petit à petit, l’horreur s’insinue dans les répliques les plus ordinaires. Le langage, tel que l’utilise ici Webster, finit par perdre son rôle d’information, pour se transformer en une sorte d’argot, dont le but n’est plus la communication: l’enjeu véritable en est la manipulation de la conscience du public. Pendant ce temps, l’action continue. Des êtres se meuvent étrangement dans l’espace; ils brillent comme des feux follets dans la nuit. C’est la mort qui envahit la scène petit à petit.

Tous les rôles de la Duchesse sont passionnants à jouer pour les acteurs. Des répliques comme celle où le Cardinal s’exclame: “Quand je regarde dans le vivier de mon jardin, il me semble voir un monstre armé d’un trident, prêt à me frapper”, sont parmi les meilleurs moments dans la carrière d’un comédien et lui procurent une intense satisfaction. Et chaque réplique relance l’action.

La scène dans laquelle Bossela fait étrangler la Duchesse n’a pas d’équivalent, fut-ce dans Shakespeare. Leur dialogue s’apparente à un ballet tragique, et les paroles des deux danseurs figés dans leur mouvement dessinent une chorégraphie de mort. Le propos de Webster, cependant, n’est nullement de faire subir à son héroïne une mort particulièrement atroce, précipitant ainsi le naufrage moral qui est le dénouement de toute tragédie. Il cherche à faire basculer le spectateur dans l’horreur. Cette fois, nous sommes au coeur du mélodrame: celui qui se déroule sur les tréteaux, devant nous; et celui, infiniment plus violent, que Webster a déclenché en notre for intérieur.

Le mélodrame a la réputation d’être un art de second rang. La Duchesse d’Amalfi est-elle une oeuvre d’art de première importance? À coup sûr, il s’agit d’un grand mélodrame, probablement le meilleur qui ait jamais été écrit. Qui plus est, et cela importe davantage, c’est une pièce qui offre au théâtre, et peut-être à l’art tout court, une nouvelle dimension. Si l’on pense que l’art, dans le sens exigeant du terme, est ce qui nous oblige à nous interroger sur la signification ultime de la vie, alors la Duchesse n’est pas un chef-d’oeuvre, car elle n’a, à proprement parler, pas grande signification. Elle n’a rendu son spectateur, ou son lecteur, ni meilleur ni plus sage. En a-t-elle fait quelqu’un de plus ouvert sur le monde? A-t-elle aiguisé ses sensations? Rien ne permet non plus de l’affirmer.

La pièce nous a mis les nerfs à vif. En ressortons-nous plus sensibles? Cette épreuve a autant de chances d’endormir nos sens que de les stimuler. Une oeuvre comme Les Liaisons dangereuses soumet nos nerfs à rude épreuve. Elle sait aussi provoquer en nous un état de malaise, engendré par le long regard qu’elle nous a forcés à porter sur le mal. En refermant ce livre, notre connaissance des hommes et nos réactions ne sont plus les mêmes, et le livre a subtilement contribué à les réorganiser. Une fois la représentation de la Duchesse terminée, la lutte du bien et du mal s’évanouit des mémoires. La Duchesse range son costume d’actrice, simple comédienne pressée de se rendre au souper en ville qui suit le spectacle.

Les esthètes et les critiques, qui cherchent une justification morale à l’existence de l’art, viennent de changer leur fusil d’épaule. Ils s’orientent maintenant vers ce qu’on pourrait appeler une esthétique psychologique. “Une oeuvre d’art, expliquent-ils, nous touche grâce à ses qualités abstraites et formelles. La fréquentation assidue d’une grande oeuvre et de sa plastique exerce l’esprit, améliore son fonctionnement. La répétition d’expériences artistiques rend les hommes meilleurs.”

Bien sûr, rien ne vient étayer de telles théories. Au contraire, la société s’est toujours méfié des “esthètes”, qu’elle tient pour des canailles abandonnées à mille dépravations. Ce qui, en passant, n’est pas moins faux: un personnage comme le Dorian Gray d’Oscar Wilde, ou les héros des romans de Huysmans sont des types humains fort peu répandus.

Bien que La Duchesse d’Amalfi respecte les règles de la tragédie, et traite avec une remarquable pénétration psychologique des conséquences ruineuses du mal consciemment perpétré, on ne saurait dire que cette pièce tonifie la sensibilité et fortifie la morale du spectateur. Elle lui fournit l’occasion d’un divertissement réussi, ce qui suffit amplement à la justifier.

 


 

Ben Jonson : Volpone

Poètes et dramaturges sont rarement des intellectuels dans le monde anglo-saxon, je veux dire: des écrivains qui manient des idées générales. Aux Etats-Unis, cette vocation est traditionnellement celle des universitaires, tandis qu’en Angleterre, elle était autrefois un apanage du clergé. Je ne vois que G.B. Shaw à l’époque moderne, pour déroger à cette règle, encore que les idées générales de cet auteur manquent de portée et soufflent d’excentricité.

Ben Jonson, comme Milton un peu après lui, faisait partie de la communauté intellectuelle européenne de son temps. Nous avons tendance à l’oublier, mais ces grands mouvements de rajustement des valeurs que furent la Renaissance et la Réforme ont été amorcés par des gens qui étaient les critiques littéraires de leur époque. Qu’ils aient tiré leurs références d’Érasme, de Marsile Ficin, ou de Scaliger; qu’ils se soient appuyés sur la Bible, sur Platon, sur Horace, ou sur Aristote; que leurs controverses aient porté sur l’établissement des textes canoniques et leur signification — suivies par les gloses et la traduction en langue vulgaire —, ils furent les véritables ferments intellectuels de la révolution. De nos jours, dans les domaines de l’économie, de la physique, et de la psychologie, ils auraient noms Marx, Freud, Einstein. L’autorité qu’exerça Ben Jonson sur ses pairs doit être replacée dans un tel contexte.

Il serait faux de ne voir en lui que le bohème, le prince des poètes, fréquentant la taverne de la Sirène et les autres lieux mal famés de son temps. Critique littéraire réfléchi, grammairien et esthète, il eut le souci de rendre à la poésie et au théâtre leur utilité sociale, et de leur imposer de nouvelles lois — ce qui est l’exacte définition de la Renaissance pour un disciple des Anciens. Il y a dans Volpone une détermination qui, jusqu’au Conte d’une nuit d’hiver et la Nuit des rois, a fait défaut aux comédies de Shakespeare, et que ses tragédies, hormis Jules César et Coriolan, n’ont jamais atteinte. Je ne trouve que La Mandragore de Machiavel qui puisse rivaliser sur ce terrain avec la pièce de Ben Jonson. Le Florentin était un intellectuel révolutionnaire, qui possédait une expérience de la vie dont peu d’hommes de lettres pourraient s’enorgueillir. Certes, Jonson n’est pas Machiavel et il n’a jamais fréquenté les allées du pouvoir. Mais son expérience semble avoir été supérieure à celle des autres auteurs dramatiques élisabéthains. Il a connu des hommes de toutes sortes et de toutes conditions, et il n’avait d’autre ambition que celle de vivre aussi intensément que possible.

Ben Jonson embarrasse ses commentateurs. Il faut dire qu’il était un érudit d’une trempe qui n’a plus cours aujourd’hui. À l’aube du XVIIe siècle, les humanités jouaient un rôle considérable, et les études étaient beaucoup plus ardues que maintenant. Jonson possédait une culture dont seraient jaloux nos modernes lettrés et il n’était académique en rien. Il faisait partie de l’intelligentsia marginale, et tenait son savoir essentiellement de lui-même — autant de qualités que les spécialistes ne pardonnent pas volontiers. Pour comble, il était présent à son temps, et son théâtre a de quoi désorienter les esprits étroits ou attirer l’hostilité des professeurs. La réputation de ses pièces d’être “difficiles d’accès”, ou d’être “intimes”, “non destinées à la scène”, est particulièrement injuste.

Volpone, l’Alchimiste, et la Foire de la Saint-Barthélémy sont parmi les comédies les plus spectaculaires et les plus divertissantes qui soient. On prend un immense plaisir à les regarder, à les jouer, ou à les mettre en scène. Elles sont aux antipodes d’un théâtre fait pour être lu car, entre tous les dramaturges anglais, Ben Jonson est celui qui sait le mieux utiliser les mots comme des ressorts de l’action dans ses trois grandes comédies. Il y a de l’action, une action comique, derrière chaque tirade.

Ce ne sont pas pour autant des oeuvres de circonstance. À la suite de Plaute, de Térence ou de Ménandre, Jonson s’attaque aux vices et à la déraison des hommes dans ce qu’ils ont de permanents. Il s’en prend à leurs faiblesses intemporelles plutôt qu’aux crimes passagers que l’histoire et la politique leur font commettre. Ses pièces pourraient se dérouler en n’importe quel endroit de la planète. Les sous-entendus et les sarcasmes dont certaines oeuvres sont truffées sont anecdotiques; à moins qu’ils ne soient expliqués par des notes savantes, on ne les remarque même pas. G.B. Shaw, pour nous en tenir à son exemple, était contraint de rédiger de longues préfaces où il exposait sa pensée. Dans une centaine d’années, il faudra préfacer ses préfaces, et son théâtre ne pourra plus inspirer d’émotion. Dans une centaine d’années, les comédies et les drames de Ben Jonson sauront nous toucher, sans préfaces ni notes en bas de page.

Ce que nous demandons au théâtre varie constamment. En ce moment, les auteurs dramatiques redeviennent les contempteurs de la bêtise humaine, qui ne se limitent pas à la critique du capitalisme, de la société industrielle, ou de l’oppression des femmes. Les oeuvres d’Artaud, de Genet, d’Eugène Ionesco, ou de Beckett, ont un contenu moral, plutôt que politique ou “social”. Nous avons appris que l’avidité et la cupidité, la volonté de puissance et d’hypocrisie, sont plus durables que les apparences sociales qu’elles revêtent à différentes époques. C’est en quoi Ben Jonson est toujours compréhensible de ce côté-ci ou de l’autre d’un Rideau de Fer qui commence à partir en lambeaux. Volpone, comédie de situation, que son auteur fait se dérouler à Rome, dans un cadre tout aussi étranger au public du XVIIe siècle qu’il l’est au nôtre, n’a pas cessé de nous concerner, que nous habitions New York, San Francisco, Berlin, Moscou ou Tokyo.

Le goût du luxe, l’envie, l’avarice, la rapacité, tous les maux dont l’argent est la cause, sont analysés au cours de l’action et passés au crible d’une critique joyeuse et féroce. Ben Jonson se livre-t-il à une charge contre l’éthique du travail? Beaucoup ont vu dans Volpone une satire de la bourgeoisie mercantile de l’époque. Si elle n’était que cela, la pièce ne passerait plus la rampe de nos jours. La soif de l’or n’est le défaut exclusif d’aucune classe, ni d’aucun siècle en particulier.

Bien que chaque scène soit comique, l’effet d’accumulation rend l’oeuvre grinçante, si grinçante qu’elle cesse d’être une comédie, même noire, pour devenir la tragédie de l’absurdité humaine. Elle nous jette dans une horreur grandissante, et justifiée, car nous sommes témoins d’une fête doublement mortelle puisque truquée. Ben Jonson a donné à ses personnages des noms de charognards. Il réitère ainsi l’offensive de Dante: le culte de l’argent fait outrage à la vie; autant aimer la mort et se nourrir de cadavres. Ce qui sauve Volpone du mélodrame est la logique inflexible de Ben Jonson. Sa pièce est composée avec la délicatesse d’un instrument de précision. Chaque tirade, chaque action remplit une fonction. Elles se meuvent ensemble avec l’aisance des pièces d’horlogerie. À moins que nous ne cherchions à en comprendre le mécanisme, le mouvement de leurs rouages est imperceptible. Pourtant, ceux-ci tournent aussi régulièrement que les moulins des dieux.

Cette perfection dans l’architecture et dans le projet donne à Volpone sa noblesse. La pureté formelle de la pièce est rédemptrice. Elle ne sauve pas les personnages, mais nous, ses spectateurs. C’est ainsi qu’il convient d’agir aussi dans la vie. La Raison transcende le tumulte du monde, nous dit Ben Jonson.

 


 

Isaac Walton : Le Parfait Pêcheur à la ligne

“Légèreté et douceur”: la publicité commerciale semble s’être annexée ces deux vocables, et en avoir fait des vertus dont on se moque. Ils s’appliquent pourtant à la lettre au traité de pêche d’Isaac Walton. “Est-ce qu’un homme fondamentalement mauvais peut écrire de bons livres?” Cela fait des années que cette question irritante divise la critique. Le débat serait immédiatement tranché, cela va sans dire, si les trois quarts des écrivains n’étaient pas antipathiques, et si ceux d’entre eux qui doivent leur notoriété à un comportement honnête n’étaient pas en nombre infime. Or, Isaac Walton, entre tous les écrivains de langue anglaise, doit son énorme popularité à ses qualités humaines, qui ont modelé son style et communiqué à son oeuvre sa vérité intime.

Des millions de lecteurs qui n’ont plus trempé un fil dans l’eau depuis leur tendre enfance, ou n’ont jamais pratiqué la pêche, ont eu plaisir à lire ce livre. A vrai dire, les exposés d’Isaac Walton sur l’art de pêcher sont bien dépassés, et la plupart des variétés de poissons qu’il signale ne font plus, du moins chez nous, que l’amusement des gamins. C’est pourquoi les éditions postérieures du Parfait Pêcheur comportent un complément, écrit par son ami Charles Cotton, destiné à servir de guide pratique pour la pêche à la truite. Les passionnés de ce sport, en ouvrant le livre pour la première fois, considérant avec surprise le texte de Walton, lui préfèrent en règle générale elui qui concerne leur distraction favorite. Et puis, comme ils ont le livre sous la main, et tandis qu’ils se languissent durant la fermeture de la pêche, ils reviennent à la poésie de Walton, qui les accompagnera partout et pour le restant de leurs jours.

Le Parfait Pêcheur ne mérite donc pas d’être lu pour ses observations sur les moeurs des poissons d’eau douce et la façon de préparer les appâts. Il ne manque pas pour cela de manuels de pêche beaucoup plus pratiques. Non, nous lisons Walton pour découvrir une exceptionnelle qualité d’âme. D’autres ouvrages, la plupart du temps traités religieux ou mystiques, se vantent de décrire cette disposition intérieure, ou d’enseigner lourdement les méthodes pour y atteindre. Elle était un don inné chez Isaac Walton, et son exemple démontre amplement qu’elle ne saurait s’acquérir autrement.

Il serait séduisant de faire de ce gentil pêcheur et de ses amis, en compagnie desquels il déambulait le long des rivières anglaises en récitant des poèmes, le plus chinois des écrivains occidentaux. Nous ignorons tout de Lao Tseu; son historicité même est mise en doute, et le livre dont nous pensons qu’il est l’auteur unique est probablement une compilation recueillie au cours des siècles. Mais son symbolisme central, aussi sommaire soit-il, est le fait d’une personnalité affirmée. Quel que soit son nom, l’auteur des petits psaumes qui forment le Tao Te King était convaincu que la contemplation d’un ruisselet est une des formes de prière les plus élevées.

L’histoire de ce saint taoïste qui pêchait avec une épingle à nourrice et un fil de soie se prête d’ailleurs mal à l’interprétation en Occident. Elle ne signifie pas que le sage aimait rentrer bredouille mais, tout au contraire, qu’il capturait les poissons avec grâce, en vertu de l’harmonie étroite qui le liait au courant et à la vie. Nous lisons Isaac Walton au XXe siècle pour son ton charmant, cette adhésion parfaite à l’onde des ruisseaux, aux fleurs des champs et aux douces ondulations des bords de la Tamise.

Ben Jonson, Shakespeare et, en fait, tous les dramaturges élizabéthains et jacobéens, à l’exception de Thomas Dekker, décrivent la vie dans l’Angleterre rurale sous des dehors relativement vigoureux et drôles. Mais ils font aussi leur part à l’âpreté, à la violence, et à la saleté, parce que tel était le regard qu’ils portaient sur elle. Il n’en va pas de même avec Isaac Walton. Il voit des paysages parsemés de fleurettes, comme les prés où se tiennent les saints du Moyen Âge. Il voit des aubergistes aimables et joviaux, des servantes aussi pétillantes que la bière dont elles remplissent sa timbale.

Quel monde lumineux que celui où l’on pouvait pêcher des poissons délicieux, longs comme le bras, dans des eaux propres et cristallines, comme il n’en existe plus, ou qui ont été canalisées sous terre, souillées par des détritus de toute provenance. À l’époque où Isaac Walton écrivait, la campagne anglaise était vierge de pollution. Mais la géographie du Parfait Pêcheur est saine et limpide à force d’être éclairée par la lumière intérieure d’un coeur lucide.

Quel que soit le sujet de son livre, Walton n’aurait pas considéré autrement le monde. Eût-il décrit les pires taudis de la banlieue londonienne, avec l’intention de fustiger les maux qu’elle occasionne, que sa conclusion serait restée à peu près celle-ci: “Sous la dureté des choses visibles coule une source chantante”.

La pêche en eau douce fait partie de ces nombreuses activités sportives qui s’apparentent à des formes de contemplation. Combien de pêcheurs, qu’un traité de bouddhisme zen ferait éclater de rire, à moins qu’ils ne le trouvent franchement inintelligible, pratiquent, une canne à la main, ne serait-ce qu’un jour ou deux par an, la vie contemplative au bord des ruisseaux? Comme l’ont dit les mystiques, ce sont de tels moments qui donnent un sens à notre vie.

On a souvent comparé Le Parfait Pêcheur aux Idylles de Théocrite. Celui-ci était sûrement un grand poète, mais ses pastorales, en tous cas, n’emportent pas l’adhésion du lecteur. Qui peut croire que les bergers et les bergères de Sicile (je veux bien qu’ils aient vécu dans un siècle éclairé), s’exprimaient comme ceux de Théocrite? Les Idylles sont de la poésie de cour et manquent de sincérité. La poésie de Walton est rustique; elle a la fluidité d’une conversation. Ses rythmes et son tour d’esprit, passées certaines expressions qui sonnent bizarrement à l’oreille moderne, emportent notre conviction. Ses gentilshommes délicieusement cultivés et paisibles qui, en des temps agités, passaient leurs journées au bord de l’eau, sont criants de vérité. Nous entrons de plain-pied dans leur langue, qui semble venir droit d’entre les pages du Livre de la prière en commun (“Écoutez mes paroles réconfortantes...”).

Certains critiques ont pourtant reproché à Isaac Walton de ne pas être un homme du métier, et à son livre d’être un exemple touchant de naïveté littéraire. Cela se peut, bien que ses manuscrits semblent indiquer le contraire. Les meilleurs écrivains ont atteint la limpidité du style de Walton au prix de souffrances et de doutes sans nombre, au bout de maintes nuits blanches passées à remanier leurs manuscrits. Le Parfait Pêcheur a la transparence de ces romans chinois dans lesquels le travail de l’écrivain n’a laissé aucune trace. Il en partage la luminosité. Tout y est à sa place, sans la moindre graisse. Rien n’est obscur ni vague. Une fois que nous nous sommes habitués à certains archaïsmes dans le vocabulaire et la syntaxe, rien ne vient se glisser entre le regard du lecteur et ce qu’il lit — sinon la personnalité d’un auteur naturellement doué de transparence. Appelons cela de la naïveté si l’on y tient. Le mot innocence serait plus adéquat.

Sans chercher à blasphémer, il me semble qu’Isaac Walton, dans un livre où il nous parle de la pêche, a ajouté un nouveau chapitre aux Écritures. Parce qu’il menait l’existence d’un saint. Grâce à l’amabilité continue de son caractère. Son cas n’est pas isolé dans la littérature anglaise. Il est le représentant parfait d’une tradition puissante et sereine, celle des Thomas More, Nicholas Ferrer, William Law, ou Gilbert White, qui furent des saints laïques. Après le XVIIIe siècle, ces hommes préféreront se tourner vers la science plutôt que vers la religion. Et Le Parfait Pêcheur, comme l’Histoire naturelle de Selbourne de Gilbert White, reste en un sens un travail scientifique, un remarquable modèle de piété scientifique.

Kant, après Ptolémée, aimait contempler la voûte étoilée au-dessus de sa tête et méditer les lois morales. Isaac Walton contemplait les poissons et l’eau murmurante, les ruisseaux et les rives de la Tamise, tous ces beaux sites que nos banlieues défigurent. C’était lui le contemplatif. Car le plus innocent et le plus modeste dans ses méthodes.

 


Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de l’américain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.

Copyright Plein Chant 1991 pour l’édition française. Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur et des traducteurs.

Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.


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